Joker – Folie à Deux (2024)

[Histoire]
Deux ans après les évènements du premier film, Arthur Fleck est enfermé à l’Asile d’Arkham où il attend son procès.

Dehors, une foule d’adorateurs continue de le soutenir et clame sa liberté.

Fleck rencontre Lee, une autre internée, qui le convainc de « redevenir » le Joker et d’affronter le monde juridique, carcéral et médiatique.

Les deux tombent amoureux et se plaisent à chanter et danser pour s’échapper de leur quotidien morose…

[Critique]
Le chef-d’œuvre Joker, sorti en 2019, méritait-il une suite ? Assurément. C’est même ce qu’on espérait secrètement (cf. critique). Cinq ans plus tard (quasiment jour pour jour), la nouvelle proposition de Todd Phillips est un pari risqué (et les chiffres au box-office ont malheureusement confirmé cela). Folie à Deux déçoit forcément (à différentes échelle) mais, surtout, divise amplement (bien davantage que le précédent opus, qui avait des détracteurs n’appréciant pas, à raison d’une certaine manière, cette itération du Clown du Crime, très – trop ? – éloigné de Gotham City et de Batman). Faute à une audace improbable : proposer un film musical (sur la forme donc) et une sorte de « retournement de veste » (que l’on détaillera plus loin) par rapport à la matrice initiale du diptyque (sur le fond donc). Traduction : Joker – Folie à Deux est un film « correct » (ni mauvais, ni bon) mais qui aurait, largement, pu être meilleur avec quelques éléments en moins et d’autres bienvenus. On détaille tout cela.

C’était au cœur du débat depuis l’annonce du projet : la suite de Joker serait « une comédie musicale ». Faux. C’est un film musical (et non une comédie – une précision importante) qui contient des passages chantés par ses protagonistes (Arthur et Lee), parfois dans leur imagination, parfois en phase avec la mise en scène, parfois juste en chantonnant « comme ça » dans des segments solitaires divers. Heureusement, la bande originale instrumentale habituelle est également présente, à nouveau composée par Hildur Guðnadóttir – en cela, la cohérence musicale entre les deux opus est maintenue. Mais… c’est justement ce qu’il aurait fallu faire : gommer de nombreuses pistes chantées et conserver majoritairement la partition proche du premier film, qui glaçait le sang. Avant d’aller plus loin, il faut rétablir quelques faits, ou plutôt quelques chiffres (par curiosité intellectuels ou pour répondre à d’éventuels dénigreurs qui clameraient – à tort, bien entendu – que la musique correspond à la moitié voire les trois quarts du long-métrage). Joker – Folie à Deux dure 2h18. En enlevant le générique de fin, l’on passe à 2h10 (à quelques seconde près), soit 130 minutes. Comptons les moments où les personnages chantent pour voir si cela est majoritaire (attention c’est long, sautez les quatre paragraphes suivants pour aboutir à sa conclusion si jamais).

La fiction s’ouvre sur un court-métrage d’animation de 3 minutes environ (certes musical mais complètement cohérent avec le propos tout en s’éloignant du reste par sa forme inédite) – segment que l’on doit au français Sylvain Chomet (Les Triplettes de Belleville). Le « vrai film » (comprendre avec des acteurs) commence à 3’14 et pendant quinze minutes, seules les compositions de Guðnadóttir résonnent avant un premier morceau de musique « normal », That’s Life de Frank Sinatra.

Il faut attendre 26 minutes pour que Joaquin Phoenix chante son premier titre (For Once in My Lyfe), pendant 2’30 environ et… le tout se déroule dans son imagination (comme beaucoup des séquences  chantées). La seconde scène similaire survient peu après (33′) par Lady Gaga (If My Friends Could See Me Now) pendant 2’30 à nouveau, durant la tentative d’évasion – très beau moment au demeurant où l’ensemble fonctionne vraiment bien. De 36’20 à 37’45 (soit à peine 1’30), Arthur Fleck est en plein rêve et l’on voit une élégante danse sur les toits de Gotham entre le Joker et sa nouvelle muse. Il y a quelques passages chantés sur le titre qui donne son nom au film (Folie à deux). Il faut ensuite attendre 49′ pour qu’Arthur/Joaquin Phoenix renoue avec la chanson (Bewitched) pendant 1’45 environ… Nous sommes alors à 50 minutes du long-métrage et l’on termine sa « première partie », c’est-à-dire toutes les séquences qui se sont déroulées à Arkham. Il reste le transport au tribunal puis le procès à venir. Sur ces 50 premières minutes, nous avons donc très précisément 8’15 de morceaux chantés par le casting, soit 16,5% de l’ensemble à ce stade. Poursuivons.

À 52’30, Arthur Fleck chantonne (durant son déplacement au tribunal et dans la cellule de ce dernier) pendant 1’15 environ (When You’re Smiling (The Whole World Smiles With You)). Peu après (55’35), c’est Lee qui pousse la chansonnette et quelques pas de danse (sans grand intérêt – ça commence à faire trop) dehors devant le tribunal (That’s Entertainment) pendant 1’10. Dix minutes plus tard (1″05’30), nouvelle séquence musicale fantasmée entre le Joker et Lee sur un plateau de divertissement (pendant 1’30 environ). Peu après (1″12’35), rebelote au parloir entre les tourtereaux ((The Long To Be) Close To You), durant près de 2’30. L’on commence à saturer un brin et, à 1″19’00 environ, énième songe musical d’Arthur grimé en Clown (The Joker) pendant 3 minutes à peu près – c’est une séquence réussie néanmoins, qui mélange la réalité aux désirs de Fleck.

Après une « longue » pause, le chant ressurgit à 1″37’00, toujours au tribunal mais cette fois entre Lee et le Joker (Gonna Build a Mountain), durant 2 minutes environ (qui auraient pu être enlevées). À 1″45’15, seule Harley/Lady Gaga y va de sa petite tirade musicale (I’ve Got the World On A String) pendant 1’45. Arthur/le Joker/Joaquin Phoenix y retourne peu après (1″51’45 – If You Go Away) pendant 2’30. Un autre segment chanté oscille dès 2″03’40 pendant 1 minutes environ (par Lady Gaga – probablement That’s Life) avant un ultime qui vient clore le film (Gonna Build a Mountain) pendant 1’30. On exclut volontairement le générique de fin. La seconde partie de Joker – Folie à Deux dure 1h20, soit 80 minutes (hors générique donc). Les passages chantés durant ce deuxième acte reviennent à 18’10, soit un peu plus de 22,5% de l’ensemble.

Total : sur 130 minutes, il y a environ 26’25 minutes de passages chantés par les deux personnages principaux, soit… 20% du long-métrage ! Chacun jugera si cela fait beaucoup ou non. À froid on se dit qu’un cinquième c’est peu. À chaud et après avoir vu le film, on peut déplorer que ces séquences sont souvent courtes et peu espacées, la fiction gagnant en intensité uniquement quand elle renoue avec un habillage sonore instrumental (donc les partitions de Guðnadóttir, toujours aussi efficaces) ! Et si cela était fait exprès pour mieux être transcendé quand on revient à l’ADN sonore brutal des deux œuvres ?

Mais ce n’est pas la durée des chansons qui compte, c’est surtout leur importance (paroles et chorégraphie) au sein du scénario qui doit être prise en compte. Hélas, les morceaux ne servent pas vraiment l’histoire, ils composent (sans jeux de mots) avec le propos en explicitant des banalités. Au-delà des intercalations maladroites, parfois bâclées et, in fine, sans réel valeur ajoutée. Il y aurait pu avoir une sorte de mélancolie ou d’appréciation intrinsèque des titres, mais ce n’est pas vraiment le cas (pour l’auteur de ces lignes en tout cas, ce jugement étant probablement le plus subjectif et difficile à banaliser). S’il n’y avait eu que de jolis moments chorégraphiés et soignés (le film n’en propose que deux ou trois) au lieu d’une multitude de courtes scènes chantées (accentuant cette impression de trop plein), la pilule serait sans doute mieux passer… Difficile aussi de « retenir » un morceau plus qu’un autre.

Car au-delà de cet aspect musical, l’autre point clivant du film (attention au spoiler, passez à nouveau au paragraphe suivant si jamais…) est la révélation d’Arthur Fleck sur sa personnalité de Joker. Le citoyen assume complètement avoir créé ce personnage pour jouer avec cette autre personnalité et commettre ses crimes. Pas de maladie mentale. Pas de dissociation de la personnalité. C’est bien Arthur Fleck qui est responsable de ses actes et qui l’assume. L’univers de Todd Phillips a toujours mis en avant Fleck et, en cela, ça peut sembler cohérent. Toutefois, c’est tellement mal amené (et écrit) qu’en visionnant l’ensemble, ça semble complètement improbable. Au mieux c’est maladroit, au pire c’est volontaire. Par ailleurs, le tout dernier plan du long-métrage lance une ambiguïté : et si un nouveau Joker « naissait » chez une autre personne et que cette « figure publique anarchiste » n’agissait désormais que via une forme de passation et d’héritage et non d’une personne stricto sensu ? Là aussi c’est fort dommageable (c’est déjà le cas quand c’est appliqué aux comics…).

Pourtant, Joker – Folie à Deux, offre tout de même d’excellents moments, dans la droite ligne du premier. Le quotidien d’Arthur à Arkham est immersif, passionnant et formellement impeccable (les décors, la photographie, la lumière… rien à redire sur tout ça !). Le huis clos du procès captive également malgré la présence d’un Harvey Dent globalement moyen et oubliable (campé par le jeune Harry Lawtey), une présence qui n’a qu’une seule utilité : encrer davantage cet univers fictif dans celui de Batman, dont il semble toujours très éloigné. L’un des premiers rebondissements est réjouissant : Fleck décide de virer son avocate et assurer lui-même sa défense, grimé en Joker !

En découle quelques séquences mémorables voire jubilatoires – dont le terrible témoignage de son ancien collègue et ami nain (impeccable Leigh Gill) – avant un autre retournement de situation imprévu mais très logique (qu’on ne dévoilera pas) et qui rabattait indéniablement toutes les cartes du scénario… avant de s’effondrer à nouveau dans sa dernière ligne droite. Fâcheux. Irritant. Si Joaquin Phoenix incarne à nouveau à la perfection son double personnage et demeure magnétique dans toutes ses scènes, on ne peut (malheureusement) pas en dire autant de Lady Gaga. L’interprète de Harley « Lee » Quinn est en service minimum, peu aidée par son écriture. Son rôle se démarque grandement de l’originelle (une mythomane, potentiellement pyromane, déjà internée) – ce n’est pas un reproche – et, surtout, sa présence à l’écran est trop faible et terriblement sous-exploitée. Nouvelle déception donc… D’autant plus que certaines images d’elle issues de la bande-annonce  ont été supprimées du montage final. Le casting plus marquant et convaincant est au crédit de Brendan Gleeson, alias Jackie Sullivan, gardien d’Arkham, à la fois proche de Fleck et son bourreau (cf. image ci-dessous).

Le scénario tient donc sur un Post-it : le quotidien de Fleck à Arkham avant et pendant son procès, sa rencontre avec Harley Quinn et le verdict du tribunal. En se focalisant là-dessus, en enlevant certains passages chantés et en supprimant une bonne demi-heure inutile, Joker – Folie à Deux aurait pu offrir un spectacle peut-être moins audacieux mais indéniablement plus marquant (en ajoutant, aussi, une présence accrue et plus pertinente de Quinn, avec un rythme mieux équilibré).

Cette critique étant rédigée plus de deux mois après la sortie du film (mais il a été vu lors de sa sortie au cinéma – il est possible de quelques manquements car elle n’a pas été écrite dans la foulée, chose rare sur ce site), impossible de ne pas passer à côté des retours extrêmement négatifs et du flop au box-office. Si l’on ne partage pas la virulence de certains avis et qu’on estime qu’il y a quand même des éléments à sauver (et, d’une manière générale, que cette proposition cinématographique vaut le détour malgré toutes ses imperfections et nombreux défauts), on ne peut s’empêcher d’être déçu néanmoins (il faut dire que le premier opus avait placé la barre très haut).

En s’intéressant aux coulisses de la fiction, impossible de comprendre où est passé le budget. Les estimations tournent autour de 200 millions de dollars en production et 100 en marketing ! Là où Joker avait coûté « seulement » 55 millions (hors promotion, qui a sans doute tournée autour de 30). Un ensemble modeste donc, qui avait rapporté plus d’un milliard de dollars de recettes au cinéma (puis près de 50 millions en ventes en vidéo) ! Folie à Deux ne récolte, lui, « que » 200 millions… En soustrayant ce qui revient aux distributeurs, les bénéfices sont donc très faibles pour Warner qui ne se rembourse même pas.  Presque 150 millions de dollars ont donc étaient injectés en plus dans cette suite ! Quelles scènes ont coûté autant d’argent ? Le salaire des acteurs ? Du réalisateur ? C’est proprement hallucinant. L’on serait moins sévère avec l’œuvre en ignorant ces informations. Le flop au box-office relègue le métrage rapidement en VOD et clôt définitivement cet « univers » propre à Todd Phillips.

Difficile donc de conseiller Joker – Folie à Deux, qui est bourré de paradoxes, d’erreurs flagrantes mais qui poursuit tout de même l’histoire fascinante d’Arthur Fleck et renoue, dans ses meilleurs moments, avec le premier film… Pour cela il faudrait le voir néanmoins… Pour ceux qui ont loupé cette suite fort polarisante, elle sera en vente à partir du 12 février 2025 sur le marché vidéo (précommandes).