Joker (2019)

— sortie le 9 octobre 2019 au cinéma —

[Histoire]
À Gotham City, aux débuts des années 1980, Arthur Fleck, un homme atteint, entre autres, d’une lésion cérébrale, peut être pris d’un fou rire nerveux à tout moment. Il distribue donc une carte expliquant sa maladie particulière aux personnes qu’il croise. Il a été interné par le passé et doit prendre plusieurs médicaments régulièrement. Fleck voit également une assistante sociale et travaille comme clown pour une entreprise dont les clients souhaitent diverses tâches : amuser des enfants dans un hôpital, être homme-sandwich dans la rue, etc.

Penny Fleck, la mère d’Arthur, a travaillé pour Thomas Wayne il y a une trentaine d’années. Fortement démunie, très malade et dans une situation de grande précarité, elle écrit régulièrement à son ancien employeur et attend, désespérément, une lettre en réponse à son appel de détresse… Arthur s’occupe de sa mère au quotidien.

Wayne, de son côté, se présente aux élections municipales, persuadé d’être l’homme politique qui redressera la ville. Ville au bord du gouffre, où l’inégalité entre les classes sociales est de plus en plus importante, où les tensions entre les citoyens et les élites sont extrêmes…

Arthur Fleck rêve de se lancer dans un spectacle humoristique et de passer dans l’émission télévisuelle de Murray Franklin. Une gloire à priori hors de portée, jusqu’au jour où l’homme, constamment humilié et en proie à la folie, dépasse une limite… Un choc qui l’animera pour devenir (indirectement) une nouvelle figure de révolte et d’extrémisme : le Joker.

[Critique]
Joker est un chef-d’œuvre. Un grand film de cinéma comme on en fait peu. Il va ravir les amateurs du septième art autant qu’il divisera les fans de comics. Ce drame (terriblement moderne — on le verra plus loin) avec son approche über réaliste procure des frissons d’angoisse et d’excitation comme rarement une œuvre de fiction a su en donner… Au-delà du personnage emblématique et de son incarnation totalement hypnotique par le magnétique Joaquin Phoenix, plusieurs éléments techniques perfectionnés et réussis, confèrent aussi au succès de Joker : histoire prenante, mise en scène idéale (entre les plans choisis, les ralentis, les points de vue originaux, etc.), photographie soignée, musique anxiogène (qui épouse à merveille la plupart des scènes), habile montage (le rythme est parfait — sans temps mort ni ennui) et, bien sûr, le casting.

Le réalisateur de Joker, Todd Phillips (Very Bad Trip et ses suites…), a aussi écrit le scénario, accompagné de Scott Silver (8 Mile, Fighter…). Tous deux ont eu l’intelligence de proposer d’emblée un personnage en proie à la folie. Ce n’est ni une déception sentimentale, ni la société (enfin pas tout à fait pour cette dernière) qui vont le rendre fou, il l’est déjà ! Mais, évidemment, des évènements le feront basculer définitivement dans son extrémisme. Cela est annoncé dès les premières minutes du film et permet de présenter un Fleck fragile et (déjà) fou. « De nos jours, son syndrome serait reconnu mais à l’époque à laquelle se déroule l’histoire, ce n’était pas vraiment diagnostiqué, même s’il s’agit bien d’une maladie réelle », évoque Todd Phillips.

Au Phoenix de la folie

Sans surprise (le matériel promotionnel allait en ce sens, ainsi que les premiers retours critiques dithyrambiques et, bien sûr, la prestigieuse récompense du Lion d’or à la Mostra de Venise), Joaquin Phoenix porte Joker sur ses épaules. Même si tout l’habillage artisanal et artistique autour excelle (on y revient plus loin), c’est clairement l’acteur qui fascine et repousse en même temps. Sa performance est magistrale, outre la transformation physique (il a perdu 23 kilos — ne mangeant parfois qu’une pomme par jour — afin « d’avoir l’air en mauvaise santé et d’avoir faim » précise Phillips), Phoenix est habité par le Joker, il le transcende comme jamais vu. La comparaison avec Heath Ledger est presque « forcée » mais, une fois de plus, cette itération du Clown apporte une nouvelle vision du personnage, différente donc. Moins dandy que Jack Nicholson (même si les quelques pas de danse rejoignent cette approche théâtrale), moins « sérieux » (et surtout calculateur) que Heath Ledger, Phoenix est perturbé, angoissé, triste, complètement en marge de la société. Il est même gentil en façade, assez naïf. On retrouve un thème assez banal, la fameuse « recherche du père / tuer le père », qui parlera aux habitués de séries TV, films ou romans cultes. Arthur Fleck n’est pas asexué mais l’on ne sent pas une frustration sur ce sujet (à nouveau un habile point de vue de la part des scénaristes).

Fleck est donc déjà malade avant de sombrer complètement dans la folie mais reste très lucide sur sa condition et la société qui l’entoure ; il a conscience de ne pas devoir porter une arme par exemple — cela est dangereux pour lui et les autres. S’il souhaite simplement (et initialement) « semer la joie et le rire », son look iconique est presque un hasard : son job lui permet de se déguiser en clown, ce qu’il aime fortement, mais c’est surtout lors d’une séquence dingue, un soir dans le métro, lorsqu’il tue (trois jeunes hommes riches) pour la première fois (en costume donc), qu’il signe sans le savoir un acte annonciateur du soulèvement du peuple et qu’il pose sa première brique de création de vilain. Si cela n’apparaît pas forcément original au spectateur, la fiction le rappelle : « t’as déjà vu un clown avec un flingue ? ». Dans le récit et « pour l’époque », c’est assez inédit. Et la révolte qui en découle (mouvement anarchique citoyen, masques de clowns portés par ses admirateurs…) a une résonance forte avec l’actualité plus ou moins récente (Gilets Jaunes, Anonymous, masques de Guy Fawkes…). Sans oublier la rivalité extrême entre le peuple et ses élites, à l’image de notre monde contemporain. Le drame des années 1980 est donc terriblement moderne. L’anarchie grandissante n’est « malheureusement » pas maîtrisée par le Joker, c’est un écho indirect à ses faits d’armes personnels (lui en profite involontairement). C’est peut-être l’unique point regrettable de la fiction. Celle-ci ne prend d’ailleurs pas vraiment parti, un de ses points forts, sur ce côté moral et politique. Une certaine ambiguïté est conservée tout le long. À une époque relativement aseptisée et consensuelle (dans les œuvres), on apprécie ce côté plus ou moins subversif. À chacun de voir l’empathie provoquée par la figure du Crime, si on le « comprend » et si on le « plaint » ; si la société est responsable de ce qui lui arrive ou non.

Plusieurs scènes (déjà cultes) ont été improvisées par Joaquin Phoenix

À travers son look atypique et sa violence, Arthur est satisfait car « on commence à s’apercevoir qu'[il] existe », preuve du narcissisme extrême du type. Si l’on éprouve une certaine sympathie au début, difficile, voire impossible de le suivre moralement ensuite. Toutefois, l’on comprend aisément ce qu’il se passe dans sa tête, dans son monde, dans ce monde où les élites narguent les petites gens et où l’injustice est quotidienne (encore une fois : impossible de ne pas songer à notre propre époque). « Ce n’était pas un personnage facile à jouer et je savais qu’il allait mettre le public mal à l’aise et bousculer ses idées préconçues sur le Joker » précise Joaquin Phoenix, pour qui le rôle a carrément été écrit (Phillips avait l’acteur en tête durant la rédaction du scénario — qui a duré une année). « C’était audacieux, complexe et radicalement différent de ce que j’avais pu lire jusqu’alors » conclut le comédien.

Ce qui plaît chez Phoenix au metteur en scène est « son style et son côté imprévisible qui colle parfaitement au personnage ». Et pour cause ! Plusieurs scènes (déjà cultes) ont été improvisées par l’acteur. Lorsque Fleck danse dans des toilettes crasseuses, l’équipe technique ne savait pas ce qu’allait faire le comédien, il a découvert les lieux sous les caméras en temps réel et a donc proposé sa chorégraphie. Celle-ci avait été imaginée peu avant lorsque les partitions musicales de Hildur Guðnadóttir avaient été dévoilées à Phillips et Phoenix (tous deux très complices et impliqués). La compositrice n’a en effet pas créée la bande son en voyant les images une fois terminées mais bien avant sur simple lecture du scénario ! Elle a même commencé à envoyer à Phillips des morceaux avant même que le premier plan du film ne soit tourné. Pour l’anecdote, la même méthode de travail fut appliquée par Hans Zimmer (dont on ressent tout de même un léger héritage marquant de The Dark Knight) pour Interstellar de Christopher Nolan. Joaquin Phoenix a également improvisé la scène où il s’enferme dans un réfrigérateur. À l’image de son personnage, l’acteur était imprévisible et cette liberté extrême derrière laquelle court son alter ego lui a bien servi durant le tournage ! C’est aussi Phoenix qui a écrit dans le journal d’Arthur Fleck, objet relativement important dans l’évolution du personnage. L’acteur et le réalisateur ont tous deux conçus le style final du Joker avec, notamment, le maquillage et le costume.

Côté inspirations comics, sans surprise là aussi, Joker puise quelques éléments dans Killing Joke (d’Alan Moore et Brian Bolland — ce dernier est remercié dans le générique de fin (qui ne comporte pas de scène supplémentaire à son issue)). Malgré l’annonce d’une inspiration 100% libre et non piochée dans les bandes dessinées, il est évident que Killing Joke a nourri le scénario de Phillips et Silver. Aussi bien pour le côté humoriste raté de Fleck que certaines allocutions et thématiques. « Il n’y a pas de naissance officielle du personnage [du Joker], expliquait Phillips. Scott Silver et moi avons donc écrit une version du personnage complexe, montrant comment il évolue et finit par dégénérer. C’est ça qui m’intéressait, pas de raconter une histoire du Joker, mais une histoire sur la naissance du Joker. » Avec son approche hyper-réaliste, les deux scénaristes renoncent à une origine connue (et mise en scène dans les films Batman (1989) et Suicide Squad (2016)) : « Dans notre version, un type qui tombe dans un bain d’acide n’est pas crédible — même si je pense que c’est intéressant — et on a donc continué à travers le prisme de la réalité. » Une formule gagnante qui a poussé à tourner l’essentiel du film en décors réels principalement à New-York. Pour revenir aux bandes dessinées, on pense aussi (un tout petit peu) à l’ennemi de seconde zone Anarky puisque, bon gré mal gré, ce Joker sème l’anarchie derrière lui (elle était déjà amorcée mais il la provoque davantage). La figure du clown est, paradoxalement, considérée comme vigilante voire comme un héros par certains citoyens.

« Je n’ai plus rien à perdre, plus rien à craindre. La vie est une comédie. »

Côté cinéma, Todd Phillips et le studio de production Warner Bros. jouent totalement la carte d’une certaine nostalgie cinéphile (allant jusqu’à proposer le logo WB de la période 1972-1984 en ouverture !) avec un hommage (non dissimilé et anticipé lors de la promotion du film) au meilleur du cinéma de Martin Scorsese (ce dernier fut un temps à la production avant de la déléguer à Emma Tillinger Koskoff qui préside Sikelia Productions, c’est-à-dire… la société de production fondée par Scorsese en 1996). Ainsi, les fans de cinéma seront ravis de retrouver l’esthétique crasse et ses (anti)héros scorsesiens provenant notamment de Taxi Driver et de La Valse des Pantins. La présence du charismatique Robert de Niro dans Joker accentue cet héritage. Certains plans rappellent plusieurs chefs-d’œuvre du maître, à commencer par Les Affranchis. Phillips cite volontiers Serpico et Network, main basse sur la télévision, tous deux signés par Sidney Lumet, comme autre influences cinématographiques.

Toute la tension permanente de Joker, sublimée aussi bien par la prestation de Joaquin Phoenix que l’atmosphère lugubre de l’ensemble « envoûtée » par la musique (surtout le violoncelle), stridente, oppressante, anxiogène aussi, de l’islandaise Hildur Guðnadóttir (qui a signé la bande originale de Sicario – La guerre des cartels et, plus récemment, de l’excellente série Chernobyl), réside aussi dans ces nombreuses séquences où Fleck est suivi de dos, façon The Wrestler (Darren Aronofsky). Une approche quasi-documentaire qui fait froid dans le dos… contrebalancée par d’élégants (bien qu’un peu courts) plans-séquence, notamment lors de scènes de stand-up. Certains mouvements du clown s’inspirent aussi de Charlie Chaplin et, enfin, la relation entre Arthur et se mère rappelle aussi, dans une autre mesure, le célèbre Psychose d’Alfred Hitchcock.

« Je me fais des idées ou c’est de plus en plus la folie ? »

En éventuels easter eggs, citons l’évocation de « super rats », peut-être contrôlés par Ratcatcher (on en saura rien) ; comme solution pour les tuer, de « super cats » sont mentionnés. Cela n’ira pas plus loin. Comme déjà vu, à part la famille Wayne et la ville de Gotham (ainsi que l’asile d’Arkham, renommé Hôpital d’Arkham « car c’est comme ça qu’il se serait sans doute appelé » dans le New-York des 80’s, admet Phillips) nulle autre mention à l’univers du Chevalier Noir n’est faite. Et… ce n’est pas plus mal. Le long-métrage se veut d’ailleurs one-shot, c’est-à-dire à la fois indépendant par rapport à l’univers partagé DC Comics (Batman v Superman, Shazam !…) — auquel il n’est effectivement pas du tout connecté — et à la fois sans suite prévue. Pour ce dernier point, on peut espérer un changement d’avis tant ce nouvel univers est alléchant. Il a été confirmé que ce Joker ne serait pas lié au futur The Batman de Matt Reeves (prévu en 2021). Mais, encore une fois, cela pourrait changer pour diverses raisons (succès au box-office par exemple et retournement de veste de Warner, même si on voit mal Phoenix rempiler dans le rôle). L’œuvre de Todd Phillips se déroule dans les années 1980 et celle de Reeves dans les années 1990, à ce titre, une continuité peut exister (sans forcément reprendre Joaquin Phoenix mais juste évoquer qu’il s’agit des mêmes lieux par exemple). À suivre… Quant au fameux DCEU, on voit mal comment il pourrait s’y rattacher, à moins d’un multiverse évoqué dans le futur film de The Flash ou bien un héritage assumé du Joker (Phoenix étant la source originelle avec une reprise du flambeau par Jared Leto puis par un autre acteur, mais se poseraient d’autres incohérences flagrantes (notamment sur le casting : Thomas Wayne étant campé par deux acteurs différents)).

En synthèse, Joker rend hommage à l’ennemi emblématique du Chevalier Noir sans la présence de ce dernier et sans que cela soit dérangeant. Le film d’environ deux heures se suffit à lui-même et relate avant tout l’évolution d’un homme, d’un fou, dans une société terriblement proche de la nôtre. La prestation de Joaquin Phoenix (magistrale performance dans une itération inédite et séduisante) et la tension continue glacent le sang, jusqu’à l’apothéose finale. On frissonne autant de plaisir que d’angoisse. La violence est rare mais d’une extrême brutalité quand elle envahit l’écran. Rien n’est à déplorer dans ce métrage qui surprend par son approche davantage cinéphile (production et héritage Scorsese obligent) que comics. Les quelques pas de danse du diable (presque au clair de lune) offrent un répit dans le basculement de la folie meurtrière. Un véritable choc. Joker un chef-d’œuvre.

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Quelques révélations et analyses (spoilers donc) se situent après l’image ci-dessous ; à ne pas lire si vous n’avez pas vu le film.

« Je pensais que ma vie était une tragédie,
mais je constate à présent que c’est une comédie. »

Joker réussit le tour de force de montrer les origines du célèbre Clown du Crime dans un environnement particulièrement « crédible », fortement ancré dans un monde urbain réel. Il s’érige plusieurs fois : quand il se maquille, quand il tue dans le métro, quand il assassine sauvagement un ancien collègue chez lui, quand il est en direct à la télévision et, enfin, en conclusion du métrage quand il est encore plus adulé et suivi par la foule. Cette fermeture voit donc la naissance « définitive » du Joker et simultanément le meurtre des Wayne et donc, quelque part, la création indirectement du futur Chevalier Noir. Audacieux et brillant.

Arkham Origins

D’où vient le Joker ? Le film le montre et dévoile plusieurs (fausses) pistes : serait-ce le demi-frère de Bruce Wayne ? Car Penny assure avoir eu un fils avec Thomas Wayne. Une théorie qui rappelle brièvement La Cour des Hiboux dans lequel Bruce Wayne se découvrait un vrai-faux demi-frère, lui aussi candidat à la mairie de Gotham. Cette hypothèse est vite balayée par le dossier médical de Penny, elle-même étant internée à Arkham durant sa jeunesse. Elle a adopté un enfant qu’elle a maltraitée. Arthur fut en effet battu par son beau-père (voire plusieurs). De quoi redistribuer les cartes : Arthur Fleck étant adopté, on ignore son vrai nom, traumatisé durant son enfance puis suivi psychologiquement par la suite, victime d’une maladie incurable, etc. In fine, on sait d’où vient le Joker sans réellement savoir qui c’est. Et ce n’est pas plus mal, cela conserve une aura mystérieuse autour du mythe. Des faux semblants bienvenus et parfaitement exécutés.

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=> Deux autres critiques (plus ou moins similaires mais ciblant un lectorat différent) seront mises en ligne : une sur le site de Bold Magazine pour lequel j’avais déjà écrit un papier sur Joker (avant de le voir) pour le 59ème numéro, téléchargeable gratuitement — une sur UMAC pour qui je collabore également.

Autre critique (un peu remaniée et orientée « grand public ») rédigée et publiée pour BOLD MAGAZINE.

=> Un article sur une sélection de comics centrés sur le Joker sera publié sur Le HuffPost prochainement.