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« La Guerre des Robin » (Batman Univers #7-#9) + « We are Robin » (Batman Univers HS #3-4)

Double critique aux publications particulières. La Guerre des Robin est le nom d’un crossover publié fin 2016 dans les magazines Batman Univers #7 à #9. Cet évènement s’étale sur six chapitres : Robin War #1-2, Grayson #15, Detective Comics #47, We are Robin #7 et Robin, Son of Batman #7 (à ne pas confondre avec le titre français éponyme du deuxième tome de la série Batman & Robin).

We are Robin est le titre en VO d’une série centrée sur des jeunes de Gotham, membres du mouvement « Nous sommes Robin » (se réclamant justiciers de la ville en arborant des logos et couleurs de Robin), où l’on retrouve Duke Thomas. Constituée de 12 épisodes (ainsi qu’un prologue DC Sneak Peek), la série a été publiée dans les hors-séries #3 et #4 de Batman Univers. Le HS#3 contenait les six premiers chapitres constituant l’histoire Nous sommes Robin, le HS#4 les cinq derniers, proposant le récit Nous sommes Joker (puis Héros à temps plein). L’épisode manquant (le chapitre #7) n’était pas inclut car il faisait partie de La Guerre des Robin.

On peut d’abord lire Nous sommes Robin puis La Guerre des Robin, histoire d’être familiarisé un peu plus avec les adeptes du mouvement. Ou bien on peut lire dans l’ordre proposé dans cette critique, correspondant aussi à la publication en France ; dans les deux cas ça ne change pas grand chose. Au global, on conseille La Guerre des Robin mais pas trop la série qui tourne autour… Explications.

Couverture promotionnelle du crossover La Guerre des Robin (Robin War) (g.)
et couvertures des deux tomes (VO) de l’intégralité de la série We are Robin (dr.),
toutes trois dessinées par Khary Randolph.

Couvertures des deux numéros de Batman Univers Hors-Séries (automne 2016 et hiver 2017)
qui ont publié l’intégralité de la série We are Robin, toutes deux dessinées par Lee Bermejo (scénariste de l’entièreté de la série).

Partie 1 – L’évènement La Guerre des Robin (Robin War)

Dessin promotionnel de Lee Bermejo, un des scénaristes de l’évènement.

[Histoire]
Plusieurs enfants et adolescents s’inspirent de Robin pour s’auto-proclamer justicier dans Gotham. Après un accident qui coûte la vie à un policier, les « lois Robin » sont créées et durcissent considérablement les libertés des jeunes citoyens de la ville. Un emblème, une couleur ou une allusion à Robin peut suffire à faire arrêter quelqu’un. Tous les adeptes du mouvement « Nous sommes Robin » sont recherchés.

Duke Thomas et ses camarades issus de ce collectif refusent de se laisser faire. Il en est de même pour Damian Wayne, « le vrai Robin », bien décidé à affronter ceux qu’il juge comme des imposteurs et qui ne rendent pas honneur au co-équipier de Batman ni au Chevalier Noir lui-même.

Les anciens Robin ne seront pas de trop pour aider tout ce beau monde : Dick Grayson (devenu Nightwing puis l’Agent 37 de l’organisation Spyral — son état actuel au moment où se déroule le récit), Jason Todd (Red Hood) et Timothy Drake (Red Robin). Bientôt, chacun sympathise avec un de leur « élève » : Nightwing et Duke, Red Robin et Dre, Red Hood et Dax puis Robin et Isabella.

Le GCPD et le « nouveau » Batman (en réalité James Gordon dans une armure high-tech, cf. explications dans la critique) s’appliquent à faire respecter les « lois Robin », quitte à se battre voire emprisonner les alliés de la croisade de Batman.

Dans l’ombre, la Cour des Hiboux semble manipuler les bonnes personnes afin de concevoir des traités légaux qui les arrange et… faire revenir Nightwing !

[Critique]
Voilà un récit qui mériterait une publication en librairie ! L’histoire est assez originale et met au premier plan une foule de protagonistes. Il est rare de voir les quatre Robin ensemble, c’est très plaisant de les retrouver ici. Si La Guerre des Robin est plutôt accessible, elle est plus appréciable quand on a en tête les connexions aux différentes séries auxquelles elle fait référence. Tout d’abord Batman et plus particulièrement ses deux premiers tomes (La Cour des Hiboux et La Nuit des Hiboux) et ses deux derniers tomes (La Relève, partie 1 et partie 2). En effet, le récit se déroule en parallèle de cette conclusion, lorsque Bruce Wayne est amnésique et que Batman est désormais incarné par James Gordon lui-même, fortement aidé par une armure géante high-tech. De même, la traditionnelle Cour des Hiboux trouve ici légitimement une place de choix et permet même d’être une « suite » à leur arc narratif. Créée par Scott Snyder dans les deux titres pré-mentionnés, on l’a revue de façon éparse sans réellement constituer de « menace sérieuse ». Ensuite, l’on fait écho au fameux ergot et à l’héritage de Dick Grayson sous cet alias (cf. deuxième tome de sa série Nightwing). Enfin, d’autres allusions diverses parsèment l’ouvrage (à la série Gotham Academy entre autres, le reste étant moins prononcé). Idéalement il faudrait donc connaître à minima La Cour puis la Nuit des Hiboux pour mieux apprécier La Guerre des Robin. Duke Thomas étant aussi au premier plan, la lecture est plus aisée si on est familier du personnage qui est apparu, lui aussi, dans la série Batman de Scott Snyder (dans L’An Zéro).

Définitivement « urbaine », cette guerre multiplie les points de vue et se permet de belles surprises, pas forcément décelables. On apprécie aussi, toutes proportions gardées bien sûr, la dimension politique présente : bavure policière, jeunesse révoltée, lois restrictives, etc. Le tout en jonglant habilement entre les side-kicks de Batman avec des dialogues percutants, chacun mettant en avant sa forte personnalité. En un mot : les amoureux de tous les Robin ou même d’un en particulier devraient y trouver leur compte. L’ensemble est très bien rythmé, se lit rapidement et les six épisodes forment une histoire à peu près complète.

« A peu près » car… la conclusion invite à se tourner vers la série Grayson (très chouette au demeurant) pour avoir la « suite » (centrée sur Dick/Nightwing/Agent 37 donc) mais ce n’est pas vraiment le cas… En effet, au moment où s’achève La Guerre des Robin, Grayson entame sa dernière ligne droite dans les chapitres #16 à #20 (le #15 faisait partie justement de La Guerre des Robin). Dans ces cinq épisodes, compilés dans le troisième et dernier tome de la série, il n’est pas fait mention du statu quo ou du rôle de Dick au sein des Hiboux… Très étrange donc, peut-être un plan prévu pour plus tard qui ne s’est jamais réalisé ?

Comme souvent dans ce genre de crossover, une armée de dessinateurs différents opère, carrément une petite quinzaine ici ! Khary Randolph, Alain Mauricet, Jorge Corona, Andres Guinadlo, Walden Wong, Mikel Janin, Steve Pugh, Carmine Di Gianomenico, Patrick Gleason, Alvaro Martinez, Raul Fernandez, Scott McDaniel et Andy Owens enchaînent donc les planches tour à tour, chacun avec un style différent mais grâce aux nombreux héros costumés, on n’a pas trop de mal à s’y repérer. Il faudra en revanche fermer les yeux pour espérer une homogénéité graphique (forcément) mais… ce n’est étonnamment pas trop dérangeant ici. Peut-être à cause du trop grand nombre d’artiste, on se plonge rapidement dans l’histoire sans faire trop attention à ce côté visuel puisqu’on est vite habitué à la différence des genre (cinq dessinateurs officient pour le premier chapitre uniquement !). Le tout sous la houlette de plusieurs scénaristes qui travaillaient sur leurs séries respectives à l’époque : Tom King pour les épisodes Robin War et Grayson, Ray Fawkes pour Detective Comics et Robin, son of Batman et enfin Lee Bermejo pour We are Robin (voir ci-après). Nul doute qu’il y a eu concertation entre les trois auteurs pour garder une cohérence entre les évènements, à priori initié et chapeauté par Tom King.

La Guerre des Robin s’encre à un instant précis de la mythologie de Batman (rendant peut-être délicate sa lecture en postérité), ce dernier y est d’ailleurs totalement absent, mais permet d’offrir un segment singulier, plaisant et, d’une certaine façon, innovant. On le conseille donc pour cette approche plus ou moins inédite, qu’on aurait aimé être étalée sur une dizaine de chapitres au total et, bien sûr, pour les fans des Robin.

Partie 2 – La série We are Robin
Nous sommes Robin (6 chapitres) + Nous sommes Joker (4 chapitres) + Héros à temps plein (1 chapitre)

[Histoire — Nous sommes Robinpublié intégralement dans Batman Univers HS#3]

Duke Thomas
recherche désespérément ses parents, disparus suite à l’attaque du Joker (dans Mascarade). Le jeune homme est placé par Leslie Thompkins dans une famille d’accueil dont il s’échappe rapidement.

Dans Gotham, le mouvement « Nous sommes Robin » fait des adeptes : des jeunes issus du collectif entendent bien  protéger les citoyens. Mais entre la police, une organisation de SDF obéissant à une étrange personne, la fameuse Cour des Hiboux et le mystérieux homme se cachant derrière le terme « Le Nid », les adeptes singeant Robin ont du travail.

Duke se joint à eux et combat aux côtés de Riko Sheridan, Daxton ‘Dax Chill, Isabella Ortiz, Troy Walker et Anre ‘Dre’ Cipriani.

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[Critique]
En six épisodes, le scénariste Lee Bermejo propose une incursion plutôt réussie avec un côté « street culture » et de nouveaux protagonistes sympathiques mais qui n’ont malheureusement pas droit à un portrait plus fouillé… à l’exception de Duke Thomas bien sûr et Riko Sheridan, fan de Batgirl (la super-héroïne intervient même le temps du chapitre dédié à Riko — le quatrième et le plus intéressant graphiquement, on y reviendra). On pourrait bien sûr lire ce récit avant La Guerre des Robin mais, in fine, ça ne change pas grand chose (il se déroule juste avant et a été publié à peu près en même temps en France), sauf pour être un peu plus familier avec ces nouveaux Robin.

Le problème majeur de l’œuvre est son manque de contextualisation et de « présentation générale » : qui sont ces jeunes ? d’où sortent-ils ? pourquoi décident-ils de devenir des justiciers ? quel est leur passé ? Comme dit, seul Duke Thomas bénéficie d’un traitement de faveur car il est l’un des fils rouges narratifs de l’histoire et, surtout, les lecteurs de longue date le connaisse bien puisqu’il est apparu durant L’An Zéro (de la série Batman). Ses partenaires, d’illustres inconnus dès le début, sont attachants pour la plupart mais on aurait aimé un chapitre centré sur chacun d’entre eux (il n’y a que Riko qui y a droit). On lit toutefois sans déplaisir Nous sommes Robin, changeant assez le ton et le côté héroïque des comics de la même mouvance (pas de super-héros « grandiloquents » ici, une tragédie au milieu du parcours, un côté urbain plus prononcé, un énigmatique personnage — que les fans vont aisément deviner, etc.).

Jorge Corona dessine cinq épisodes (aidé de Patricia Mulvihill à la colorisation). Son style est dynamique et un peu anguleux est tout à fait correct pour une bande dessinée du genre (même s’il ne se démarque pas tant que ça que bon nombre de productions similaires). En revanche, la patte de James Harvey qui officie durant le quatrième chapitre (celui sur Riko et Batgirl) est d’une folle originalité et dénote brillamment avec le reste ! L’artiste s’occupe également de son encrage (avec Diana Egea) et de ses couleurs (avec aussi Alex Jaffe). Place à un découpage singulier, bourré de couleur, à l’esprit « pop-art ». Sublime ! Lee Bermejo signe quant à lui les dessins de couverture.

En tant qu’histoire « seule », Nous sommes Robin ne mérite pas forcément qu’on s’y attarde. En revanche, couplée à La Guerre des Robin, ça passe nettement !mieux ! Malheureusement sa suite et fin (Nous sommes Joker, voir ci-dessous) n’est pas à la hauteur, cela propose donc trois volumes plutôt originaux et changeant du matériel « classique » autour du mythe de Batman mais clairement dispensables (sauf pour les fans de Duke Thomas).

[Histoire — Nous sommes Joker + Héros à temps plein • publiés intégralement dans Batman Univers HS#4]

Après les évènements survenus durant La Guerre des Robin, Duke Thomas poursuit toujours ses recherches afin de retrouver ses parents victimes d’une toxine du Joker.

Ses camarades de « Nous sommes Robin » continuent leur chemin de leur côté…

Mais quand John Bender Jr., fanatique du Joker tue sort de prison, assassine ses parents et se grime en Clown Prince du Crime sous le nom de Rictus, le mouvement des jeunes Robin doit intervenir !

Dans l’ombre, le mystérieux homme derrière « Le Nid » se dévoile peu à peu et continue d’aider ces jeunes justiciers.

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[Critique]
Les quatre premiers épisodes (en réalité les chapitres #8 à #11 de la série We are Robin) forment la plus importante histoire du numéro. La petite troupe de Robin se retrouve face aux Jokerz (!) mené par un nouvel antagoniste. Hélas, cet affrontement étiré est le moins passionnant et sans réelles surprises. Ce sous Joker sert du réchauffé, on préfère vivement s’intéresser au quotidien des jeunes. Malgré tout, ça manque encore cruellement d’émotions ou d’approfondissement plus soigné chez ces citoyens semi-justiciers. Il y a bien quelques pistes intrigantes (l’un d’eux serait un décédant de Joe Chill, Alfred a été leur complice…) mais ce n’est pas assez creusé. Idem du côté de Duke Thomas, davantage en retrait cette fois et qui a retrouvé ses parents.

En synthèse, on a bien du mal à apprécier l’entièreté de la série malgré quelques bonnes idées, l’atout sympathie de certains personnages et la semi-originalité de l’ensemble (le premier hors-série est meilleur que ce second, moins travaillé). On favorise nettement le cross-over La Guerre des Robin au détriment de cette autre série We are Robin. Côté équipe artistique, on a à peu près la même que pour les précédents chapitres : Lee Bermejo au scénario (et illustrations de couverture), Jorge Corona aux dessins et à l’encrage, Patricia Mulvihill à la couleur (et Rob Haynes au découpage).

Alors, quel bilan tirer de tout cela ? Difficile de conseiller finalement We are Robin/Nous sommes Robin… Le plus simple est peut-être de commencer par La Guerre des Robin (qui dans tous les cas est recommandé) et si on a « aimé » tous les nouveaux personnages (dont on a déjà vite oublié les prénoms…) et l’univers un chouilla « street culture », alors pourquoi pas tenter la série We are Robin (et, donc, les deux hors-séries de Batman Univers — mais n’en lire qu’un seul n’aurait aucun intérêt). Les fans de Duke Thomas devraient aussi se tourner vers ces comics tant il est mis en avant. Pour tous les autres, pas la peine de s’attarder sur tout ça (la mythologie du Chevalier Noir en demeurera d’ailleurs inchangée).

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We are Robin : vol.2 en anglais (VO)

Couverture de la version US de Robin War, reprenant les six chapitres principaux de l’évènement et trois autres inédits (tie-ins) issus des séries Gotham Academy, Red Hood/Arsenal et Teen Titans. Probablement la façon la plus simple de lire le cross-over pour les amateurs d’anglais ou de VO.

Joker

Publié pour la première fois début 2009 chez Panini Comics, le récit immédiatement culte Joker a été réédité par Urban Comics une première fois fin 2013 puis six ans plus tard dans la collection Black Label. En octobre 2020 l’éditeur offrait la version noir et blanc de Joker pour l’achat de deux comics issus du Black Label ! Retour sur un comic-book percutant, rappelant la version Joker incarnée par Heath Ledger dans le film The Dark Knight.

[Résumé de l’éditeur]
Le Joker rit. Il vient tout juste d’être libéré de l’asile d’Arkham. Pourtant, le célèbre baron du crime est loin d’être euphorique. En son absence, les fripouilles de son petit gang se sont partagé son territoire avant de revendre leur part pour une bouchée de pain. Mais aujourd’hui, le patron est de retour en ville, bien décidé à récupérer ce qui lui appartient. Entraînant dans son sillage le loyal Johnny Frost, la sanglante parade du clown farceur pour la reconquête se met en marche.

[Histoire]
Quand le Joker sort d’Arkham, seul Johnny Frost se porte volontaire pour aller le chercher. Cette « petite frappe » rêve de gloire et d’être craint, voilà l’occasion parfaite. Fasciné par le Clown Prince du Crime mais aussi effrayé, Frost l’accompagne dans son retour à Gotham et ses vengeances contre d’autres rivaux. Le Joker et ses sbires, incluant Killer Croc, doivent en effet reprendre le contrôle de la ville en affrontant ou s’associant avec Double-Face, le Pingouin, le Sphinx

[Critique]
Joker
est une grande réussite à tous points de vue mais peut être particulièrement clivant à cause de son double, voire triple prisme artistique et narratif choisi. Le narrateur principal est un parfait inconnu (Johnny Frost), on le suit tout au fil de la fiction d’environ 120 pages. Un parti pris qui aide à se mettre à hauteur « humaine » pour mieux comprendre l’aura qui entoure le Joker (et Batman). C’est une approche risquée car on perd en éventuelle empathie (difficile de s’attacher à Frost). De la même manière, c’est bien le célèbre Joker qui est aussi au cœur du livre (le titre ne ment pas) : il n’y a pas de place pour Batman (quelques courtes apparitions, notamment vers la fin). Cela semble une évidence mais les férus du Chevalier Noir pourraient être déçus s’ils s’attendaient à voir le justicier et sa némesis uniquement.

Enfin et surtout, le style graphique de Lee Bermejo peut rebuter certains. L’artiste nous propose un ensemble particulièrement « réaliste » : pas de fantaisie ou d’éléments qui ne pourraient pas exister dans notre propre monde (même Killer Croc a davantage son apparence humaine qu’animale — initialement une maladie lui confère son côté reptilien). Appuyée par une colorisation peu criarde (magnifique travail de Patricia Mulvihil) et, là aussi, relativement proche de notre réalité, la bande dessinée tranche radicalement avec bon nombre de productions « classiques ». Ambiance oppressante, univers lugubre, urbanisme sale… c’est une véritable plongée macabre qui attend le lecteur !

Si ces points ne dérangent pas (ils sont au contraire très séduisants), aucun doute que Joker est un incontournable. Brian Azzarello donne vie au célèbre criminel insaisissable : on ne sait toujours pas s’il est réellement fou ou intelligent (c’est parce qu’il a été déclaré « sain d’esprit » qu’il aurait été libéré !). Cela rappelle bien sûr le long-métrage The Dark Knight, qui mettait en scène un Joker davantage « sérieux », interprété par feu Heath Ledger. Un modèle d’écriture donc, mais aussi visuel car Bermejo semble emprunter ce qui caractérisait le Clown à l’écran. Le premier texte en quatrième de couverture de l’édition d’Urban Comics stipulait même « […] Une vision du Joker très proche du personnage interprété par Heath LEDGER dans The Dark Knight. »

De l’importance du choix des mots car aux États-Unis le film est sorti en juillet 2008 et le comic-book en octobre 2008. Une affiche promotionnelle du Joker avait même été dévoilée lors d’une avant-première de The Dark Knight. Difficile donc de savoir si le binôme d’artiste s’est inspiré de la version cinéma mais à priori pas plus que ça vu les dates de sorties trop proche (la réalisation des deux a probablement eu lieu en même temps) ! Le projet initial devait d’ailleurs être une mini-série, intitulée Joker : Dark Night (Joker : nuit noire), un titre qui ne se démarquait peut-être pas assez du film et aurait compliqué la promotion ? Peu importe, factuellement il est vrai que le Joker de la bande dessinée rappelle celui du long-métrage mais que ce n’est en aucun cas un défaut (ni un plagiat).

Récit hors-continuité, donc particulièrement accessible, Joker laisse peu de place à des moments de pause, tout s’enchaîne brillamment et on ne peut que déplorer l’incursion trop brève dans ce « nouvel univers » Gothamien. Il faudra attendre 2019 avant de s’y replonger, du point de vue de Batman et Constantine cette fois, dans Batman – Damned , une suite indépendante à ce Joker mais tournée vers le mysticisme, donc (malheureusement) éloignée du côté thriller crasseux réaliste.

Dans Joker, le lecteur s’attend à tout moment à ce que Johnny Frost [1] trépasse, on guette avec autant d’excitation que d’appréhension les moments où le Clown basculera dans un énième moment de folie destructrice. Frôler la quasi-intimité du Joker par l’intermédiaire d’un homme de main est une idée simple mais brillamment exécutée. Parfois dérangeant, parfois alléchant (les fans de Harley Quinn devraient aussi y trouver leur compte le temps de quelques cases — un peu « gratuites certes »), le livre est clairement un coup de cœur. L’intrigue reste basique mais efficace, l’ambiance poisseuse y joue beaucoup avec son concept de suivre « au plus près » un génie du Mal déjà bien connu. Imprévisible, le criminel n’a pas de limites, si bien que certaines scènes peuvent être insoutenables et l’ensemble malsain (que ce soit par des meurtres hyper violents, des représentations gore ou… un viol suggéré, à défaut d’une relation sexuelle payée par le Joker — l’ambiguïté demeure).

Nul doute que Joker a contribué à façonner le mythe au cours de la décennie suivant sa parution et s’avère indispensable pour les fans du criminel. Les lecteurs ont probablement en mémoire quelques cases ou planches marquantes (le Joker sortant de l’asile, le Joker avec son propre pistolet dans la bouche, Harley Quinn strip-teaseuse, le Joker remontant sa braguette en sortant de la voiture, un couple tué dans leur lit où le Joker prend place ensuite, un macchabée pendu par les pieds avec un trou au milieu du visage, Harvey Dent agenouillé suppliant Batman de l’aider, le visage apeuré de Frost à de multiples reprises, la peau enlevée sur un homme encore en vie, la scène finale, etc.). Outch !

La version Black Label contient un texte introductif rappelant le parcours éditorial du Joker et le pitch du projet initial en fin d’ouvrage, ainsi qu’une BD parodique de deux planches, Joker et Lex, réalisée durant l’été 2010 en hommage au célèbre titre Calvin et Hobbes de Bill Waterson. Chacun expliquant sa définition de génie du mal. De nombreuses illustrations en noir et blanc, soit pour la recherche, soit dans leur version encrée (par Bermejo lui-même, continuant l’aspect proche d’Alex Ross voire d’un « photoréalisme », ou Mick Gray, lorgnant davantage vers les comics — ce qu’on constate aussi en couleur) régalent les rétines. On conseille d’ailleurs aussi la version noir et blanc pour les chanceux qui ont réussi à se la procurer tant elle propose une immersion nouvelle. Dans une ambiance singulière, moins « glauque » que la couleur mais tout autant voire davantage « effrayante ». L’impression de découvrir un vieux polar…

Pour les amoureux du style inimitable de Lee Bermejo on conseille ses autres œuvres, parfois co-signée avec Brian Azzarello d’ailleurs. Toujours dans l’univers DC Comics, la « suite » de Joker, nommée Batman – Damned est moins convaincante à cause de son incursion dans l’ésotérisme, perdant la brutale radicalité crasse de l’opus précédent, mais somptueuse au niveau des dessins bien sûr.

Batman – Noël vaut lui aussi le détour, réinventant un conte de Charles Dickens sous un filtre « Gothamien ». L’excellent récit complet Lex Luthor est également recommandé, deuxième production collective avec Azzarello après Batman/Deathblow – Après l’incendie (dont on attend toujours une réédition chez Urban Comics à prix décent). Hors super-héros, la série Suiciders (en deux tomes) est aussi appréciable et de qualité selon les critiques.

Bermejo s’est emparé du célèbre Rorschach pour le segment Before Watchmen consacré à ce dernier (disponible en tome simple ou en intégrale), ses dessins sauvent un scénario plutôt convenu. La critique est disponible sur ce site, créé par l’auteur de ces lignes et spécialement conçu pour ces comics se déroulant avant Watchmen.

Enfin, pour se plonger dans le travail de l’artiste, rien de mieux que le beau livre Lee Bermejo Inside – En terrain obscur, toujours chez Urban Comics et arborant, justement, le célèbre Clown du Crime en couverture. C’est aussi un de ses dessins du criminel qui trône fièrement sur celle de Tout l’art du Joker, magnifique compilation graphique sur la némésis de Batman.

Bermejo a croqué quelques chapitres ici et là pour DC Comics (diverses séries sur Batman et quelques unes sur Superman…), Vertigo (100 Bullets, Hellblazer…), Wildstorm (Gen¹³, Wildcats…) et un peu de Marvel (Daredevil, X-Men…) mais il signe généralement de nombreuses couvertures, variantes ou non, de multiples séries (outre celles déjà évoquées, ajoutons Checkmate et Fight Club 2 entre autres).

[1] Pour l’anecdote, Johnny Frost a été aperçu dans un rôle très secondaire dans le film Suicide Squad.

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[A propos]
Publié en France chez Urban Comics le 29 novembre 2013 puis réédité dans la collection Black Label le 27 septembre 2019.
Précédemment publié chez Panini Comics le 18 février 2009.

Scénario : Brian Azzarello
Dessins : Lee Bermejo
Encrage : Lee Bermejo et Mick Gray
Couleurs : Patricia Mulvihil

Traduction : Alex Nikolavitch
Lettrage : Studio MAKMA

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Batman – Damned

Après l’excellent Joker, le duo Brian Azzarello (scénario) et Lee Bermejo (dessins) signent une nouvelle incursion très sombre pour le Chevalier Noir. Précédé d’une polémique stérile (un dessin d’un pénis dans l’ombre censuré en édition librairie aussi bien aux États-Unis qu’en France), que vaut Batman – Damned ? Chef-d’œuvre, pétard mouillé ou bonne histoire ? Critique de ce récit en trois chapitres.

De g. à d. : couverture classique, couverture uniquement en vente en Fnac
et enfin couverture spéciale pour la Comic-Con 2019 à Paris.

[Histoire]
Batman est dans un sale état, gravement blessé, à bout… il est recueilli par John Constantine. À son réveil, le Chevalier Noir apprend que le Joker est mort ! Le justicier ne se souvient plus de tout… et si c’était lui, l’assassin du Clown du Crime ?

En enquêtant, le Dark Knight est persuadé que son pire ennemi est bien vivant.

[Critique]
Avec son approche ésotérique, Batman – Damned lorgne vers un genre — le fantastique/l’occultisme — avec brio (chose rare dans les comics consacrés à Batman qui ne se marient pas forcément bien avec ce type de surnaturel — voir Les Patients d’Arkham et La Nouvelle Aube, entre autres). L’aspect graphique hyper-réaliste y est pour quelque chose bien sûr (cela rend paradoxalement plausible ce qui ne devrait pas l’être, comme une présence spectrale par exemple) et les échanges avec les personnages de DC Comics familiers de cet univers accentuent évidemment cet enjeu : Constantine, Deadman, Etrigan, l’Enchanteresse, Swamp Thing, Zatanna, le Spectre… sont au rendez-vous. L’ensemble rend donc un bel hommage au genre ésotérique inhabituel chez  Batman. Les dessins de Lee Bermejo sont un pur régal : très réalistes, chaudement ou froidement colorisés, projetant magnifiquement l’ambiance souhaitée (tantôt glauque et glaciale, tantôt vive et ardente), de même pour ses protagonistes.

Les phrases (plus ou moins) philosophiques de Constantine (le narrateur — étrangement vivace, parfois agaçant voire… inutile ?) sont relativement pessimistes et se mélangent brillamment avec le présent (Batman en vie), un éventuel « au-delà » (Constantine parle souvent de la mort) — donc le futur — et le passé (flash-back sur l’enfance du petit Wayne). Les souvenirs d’un Bruce enfant traumatisé sont d’ailleurs inédits. Le garçon se frotte à l’Enchanteresse d’une part et aux nombreuses disputes de ses parents d’autre part. Deux itérations quasiment jamais observées dans la mythologie du Dark Knight. Thomas Wayne trompe sa femme Martha notamment et le paternel ne prend guère son rôle de père au sérieux. On est bien loin de l’image classique d’un couple soudé et amoureux. De quoi faire basculer l’enfant dans une colère précoce ?

On note aussi l’omniprésence de phrases à la typologie changeante (des mots en majuscules notamment), rappelant l’excellent Arkham Asylum, qui tendait, lui aussi, vers une ambiance mi-fantastique, mi-réaliste avec une plongée dans la psyché de l'(anti)héros, aussi bien sur la forme que le fond. On retrouve donc ici cette expérience détonante pour Batman et… le lecteur. La « voix-off » est en effet omniprésente, tenant des propos parfois intéressants, parfois (semblant) lassants (enfonçant quelques poncifs du genre). Mais la fin de l’œuvre et le cheminement vers celle-ci permettent de mieux comprendre l’obsession narrative de Constantine et divers éléments qui paraissaient de prime abord anecdotiques ou confus prennent sens.

Cette approche sombre et résolument adulte épouse à merveille certains dialogues plutôt crus et des situations violentes. Rien de bien forcément neuf dans le genre (les meilleures productions sur Batman en bandes dessinées reflètent souvent un nihilisme et une radicalité extrême) mais une polémique stupide avait fait grand bruit outre-Atlantique. Une case montrait en effet l’ombre du pénis de Bruce lorsqu’il enlève sa tenue de justicier.

Adulte disait-on ? Il faut croire que le simple organe génital est beaucoup plus choquant que d’autres scènes plus violentes et gore (voire « blasphématoires », tel une statue de Jésus Christ sur sa croix grimé en Joker !). Ainsi, pour le recueil en librairie aux États-Unis (puis en France), le sexe du milliardaire disparaît au profit d’une ombre. Un geste éditorial de DC Comics à déplorer bien sûr… Ridicule.


(En haut la version initiale, en bas la version dite « censurée » du Bat-Zboubi)

Batman – Damned s’inscrit dans le canon de Joker (du même duo d’artistes), il en est même… la suite directe ; ce n’est guère une révélation quand on (re)lit la fin de Joker puis qu’on enchaîne avec le début de Damned. Sous la houlette du prestigieux « Black Label » — garantissant une liberté totale (enfin presque, pas le droit de montrer un zizi comme on vient de le constater…) — le récit ne se préoccupe pas d’une éventuelle continuité (un peu à la façon du Dark Knight Universe de Frank Miller), « on ne dénature pas pour autant [le Batman de l’univers DC Classique], on lui offre juste un traitement à la HBO » précise d’entrée en avant-propos le scénariste Brian Azarello (DK III, 100 Bullets…). Ce dernier a écrit plusieurs chapitres de Hellblazer, une série centrée sur Constantine, qu’il connaît donc bien.

« Vous vous êtes déjà réveillé sans savoir où vous étiez ?
Y a de quoi être DÉSORIENTÉ, le temps de comprendre que vous êtes à l’hôtel,
ou d’entendre ronfler votre coup d’un soir,
par un orifice que peu de temps auparavant vous léchiez langoureusement. »
[John Constantine]

Plus loin, l’auteur conclut : « on ne déforme pas Batman lui-même, on déforme le monde qui l’entoure, pour lui montrer qu’il n’est pas capable de tout comprendre, et même, dans une certaine mesure, que certaines choses dépassent l’entendement. Enfin, dit comme ça, on dirait du Lovecraft, mais en réalité, on tend plutôt vers du Cronenberg ». Ce dernier est le réalisateur de films cultes comme Vidéodrome, La Mouche, Le Festin Nu, eXistenZ… Une comparaison flatteuse donc, plus ou moins en phase avec l’œuvre en effet, même si on penserait d’abord à la vision de Lars Von Trier, in fine. Dans le monde Gothamien de Bermejo et Azarello, on dirait qu’Alfred est mort. On se plaît à imaginer d’autres histoire tiré de cet univers atypique. Quid de l’excellent Batman – Noël de Lee Bermejo uniquement ? Si on retrouve dedans toute la configuration graphique de Joker et Damned, on ne sait pas trop s’il doit s’inclure dans le même canon, faute à l’absence d’Azarello au scénario. À ce stade, on peut imaginer les deux possibilités : il en fait partie (se déroulant soit en premier, soit en dernier) ou bien il reste à part.

Côté édition, Urban Comics propose trois couvertures différentes (cf. image en haut de l’article), un avant-propos du duo d’artistes et quelques couvertures alternatives et croquis en fin d’ouvrage.

En synthèse, que vaut ce Damned ? Et bien le résultat est mitigé. Il tranche avec le côté très urbain et « crédible » de Joker par son approche ésotérique mais celle-ci est particulièrement soignée et réussie ! Si le lecteur aime s’aventurer dans ce style, nul doute que ce (nouvel) univers hybride (la patte « réaliste » du duo d’artistes dans une veine surnaturelle plus prononcée) va le séduire. En revanche, le fan adepte d’un monde de Batman moins fantasmé et davantage dramatique ou d’anticipation pourra être décontenancé et, finalement, pas forcément captivé par l’ensemble (comme l’auteur de ces lignes).

La narration est bonne, l’ensemble reste très original et les dessins évidemment sublimes mais le parti pris littéraire, inédit et rare chez le Chevalier Noir, divisera, c’est certains. Une curiosité néanmoins qui se place nettement au-dessus des aventures « mainstreams » de Batman. À découvrir donc, surtout pour son faible prix (15,50€) et ses planches divinement belles !

[À propos]
Sortie en France chez Urban Comics le 25 octobre 2019.
Première publication aux États-Unis de septembre 2018 à juin 2019 puis en librairie en septembre 2019.

Scénario : Brian Azarello
Dessin, encrage & couleur : Lee Bermejo


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