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Batman – Damned

Après l’excellent Joker, le duo Brian Azzarello (scénario) et Lee Bermejo (dessins) signent une nouvelle incursion très sombre pour le Chevalier Noir. Précédé d’une polémique stérile (un dessin d’un pénis dans l’ombre censuré en édition librairie aussi bien aux États-Unis qu’en France), que vaut Batman – Damned ? Chef-d’œuvre, pétard mouillé ou bonne histoire ? Critique de ce récit en trois chapitres.

De g. à d. : couverture classique, couverture uniquement en vente en Fnac
et enfin couverture spéciale pour la Comic-Con 2019 à Paris.

[Histoire]
Batman est dans un sale état, gravement blessé, à bout… il est recueilli par John Constantine. À son réveil, le Chevalier Noir apprend que le Joker est mort ! Le justicier ne se souvient plus de tout… et si c’était lui, l’assassin du Clown du Crime ?

En enquêtant, le Dark Knight est persuadé que son pire ennemi est bien vivant.

[Critique]
Avec son approche ésotérique, Batman – Damned lorgne vers un genre — le fantastique/l’occultisme — avec brio (chose rare dans les comics consacrés à Batman qui ne se marient pas forcément bien avec ce type de surnaturel — voir Les Patients d’Arkham et La Nouvelle Aube, entre autres). L’aspect graphique hyper-réaliste y est pour quelque chose bien sûr (cela rend paradoxalement plausible ce qui ne devrait pas l’être, comme une présence spectrale par exemple) et les échanges avec les personnages de DC Comics familiers de cet univers accentuent évidemment cet enjeu : Constantine, Deadman, Etrigan, l’Enchanteresse, Swamp Thing, Zatanna, le Spectre… sont au rendez-vous. L’ensemble rend donc un bel hommage au genre ésotérique inhabituel chez  Batman. Les dessins de Lee Bermejo sont un pur régal : très réalistes, chaudement ou froidement colorisés, projetant magnifiquement l’ambiance souhaitée (tantôt glauque et glaciale, tantôt vive et ardente), de même pour ses protagonistes.

Les phrases (plus ou moins) philosophiques de Constantine (le narrateur — étrangement vivace, parfois agaçant voire… inutile ?) sont relativement pessimistes et se mélangent brillamment avec le présent (Batman en vie), un éventuel « au-delà » (Constantine parle souvent de la mort) — donc le futur — et le passé (flash-back sur l’enfance du petit Wayne). Les souvenirs d’un Bruce enfant traumatisé sont d’ailleurs inédits. Le garçon se frotte à l’Enchanteresse d’une part et aux nombreuses disputes de ses parents d’autre part. Deux itérations quasiment jamais observées dans la mythologie du Dark Knight. Thomas Wayne trompe sa femme Martha notamment et le paternel ne prend guère son rôle de père au sérieux. On est bien loin de l’image classique d’un couple soudé et amoureux. De quoi faire basculer l’enfant dans une colère précoce ?

On note aussi l’omniprésence de phrases à la typologie changeante (des mots en majuscules notamment), rappelant l’excellent Arkham Asylum, qui tendait, lui aussi, vers une ambiance mi-fantastique, mi-réaliste avec une plongée dans la psyché de l'(anti)héros, aussi bien sur la forme que le fond. On retrouve donc ici cette expérience détonante pour Batman et… le lecteur. La « voix-off » est en effet omniprésente, tenant des propos parfois intéressants, parfois (semblant) lassants (enfonçant quelques poncifs du genre). Mais la fin de l’œuvre et le cheminement vers celle-ci permettent de mieux comprendre l’obsession narrative de Constantine et divers éléments qui paraissaient de prime abord anecdotiques ou confus prennent sens.

Cette approche sombre et résolument adulte épouse à merveille certains dialogues plutôt crus et des situations violentes. Rien de bien forcément neuf dans le genre (les meilleures productions sur Batman en bandes dessinées reflètent souvent un nihilisme et une radicalité extrême) mais une polémique stupide avait fait grand bruit outre-Atlantique. Une case montrait en effet l’ombre du pénis de Bruce lorsqu’il enlève sa tenue de justicier.

Adulte disait-on ? Il faut croire que le simple organe génital est beaucoup plus choquant que d’autres scènes plus violentes et gore (voire « blasphématoires », tel une statue de Jésus Christ sur sa croix grimé en Joker !). Ainsi, pour le recueil en librairie aux États-Unis (puis en France), le sexe du milliardaire disparaît au profit d’une ombre. Un geste éditorial de DC Comics à déplorer bien sûr… Ridicule.


(En haut la version initiale, en bas la version dite « censurée » du Bat-Zboubi)

Batman – Damned s’inscrit dans le canon de Joker (du même duo d’artistes), il en est même… la suite directe ; ce n’est guère une révélation quand on (re)lit la fin de Joker puis qu’on enchaîne avec le début de Damned. Sous la houlette du prestigieux « Black Label » — garantissant une liberté totale (enfin presque, pas le droit de montrer un zizi comme on vient de le constater…) — le récit ne se préoccupe pas d’une éventuelle continuité (un peu à la façon du Dark Knight Universe de Frank Miller), « on ne dénature pas pour autant [le Batman de l’univers DC Classique], on lui offre juste un traitement à la HBO » précise d’entrée en avant-propos le scénariste Brian Azarello (DK III, 100 Bullets…). Ce dernier a écrit plusieurs chapitres de Hellblazer, une série centrée sur Constantine, qu’il connaît donc bien.

« Vous vous êtes déjà réveillé sans savoir où vous étiez ?
Y a de quoi être DÉSORIENTÉ, le temps de comprendre que vous êtes à l’hôtel,
ou d’entendre ronfler votre coup d’un soir,
par un orifice que peu de temps auparavant vous léchiez langoureusement. »
[John Constantine]

Plus loin, l’auteur conclut : « on ne déforme pas Batman lui-même, on déforme le monde qui l’entoure, pour lui montrer qu’il n’est pas capable de tout comprendre, et même, dans une certaine mesure, que certaines choses dépassent l’entendement. Enfin, dit comme ça, on dirait du Lovecraft, mais en réalité, on tend plutôt vers du Cronenberg ». Ce dernier est le réalisateur de films cultes comme Vidéodrome, La Mouche, Le Festin Nu, eXistenZ… Une comparaison flatteuse donc, plus ou moins en phase avec l’œuvre en effet, même si on penserait d’abord à la vision de Lars Von Trier, in fine. Dans le monde Gothamien de Bermejo et Azarello, on dirait qu’Alfred est mort. On se plaît à imaginer d’autres histoire tiré de cet univers atypique. Quid de l’excellent Batman – Noël de Lee Bermejo uniquement ? Si on retrouve dedans toute la configuration graphique de Joker et Damned, on ne sait pas trop s’il doit s’inclure dans le même canon, faute à l’absence d’Azarello au scénario. À ce stade, on peut imaginer les deux possibilités : il en fait partie (se déroulant soit en premier, soit en dernier) ou bien il reste à part.

Côté édition, Urban Comics propose trois couvertures différentes (cf. image en haut de l’article), un avant-propos du duo d’artistes et quelques couvertures alternatives et croquis en fin d’ouvrage.

En synthèse, que vaut ce Damned ? Et bien le résultat est mitigé. Il tranche avec le côté très urbain et « crédible » de Joker par son approche ésotérique mais celle-ci est particulièrement soignée et réussie ! Si le lecteur aime s’aventurer dans ce style, nul doute que ce (nouvel) univers hybride (la patte « réaliste » du duo d’artistes dans une veine surnaturelle plus prononcée) va le séduire. En revanche, le fan adepte d’un monde de Batman moins fantasmé et davantage dramatique ou d’anticipation pourra être décontenancé et, finalement, pas forcément captivé par l’ensemble (comme l’auteur de ces lignes).

La narration est bonne, l’ensemble reste très original et les dessins évidemment sublimes mais le parti pris littéraire, inédit et rare chez le Chevalier Noir, divisera, c’est certains. Une curiosité néanmoins qui se place nettement au-dessus des aventures « mainstreams » de Batman. À découvrir donc, surtout pour son faible prix (15,50€) et ses planches divinement belles !

[À propos]
Sortie en France chez Urban Comics le 25 octobre 2019.
Première publication aux États-Unis de septembre 2018 à juin 2019 puis en librairie en septembre 2019.

Scénario : Brian Azarello
Dessin, encrage & couleur : Lee Bermejo


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