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Heroes in Crisis

Nouvelle « crise » de DC Comics (cf. index des « crisis ») et – surtout – récit complet accessible, Heroes in Crisis n’atteint pas la maestria et l’émotion d’Identity Crisis (Crise d’identité) mais s’avère assez original malgré tout, offre une enquête passionnante et reste une proposition visuelle soignée et agréable (non sans défauts). Découverte.

[Résumé de l’éditeur]
Au cours de leurs nombreuses aventures et combats, il n’est pas rare que des événements catastrophiques surviennent dans la vie des plus grands super-héros. Ceux-ci peuvent avoir alors besoin d’une période de convalescence afin de se reconstruire autant physiquement que psychologiquement et le Sanctuaire, un endroit secret où ils peuvent se réfugier, symbolise ce havre de paix pour des héros traumatisés. Mais ce secret se retrouve exposé au grand jour après qu’une violente tuerie s’y produit.

[Histoire]
Les super-héros ont créé un lieu de repos isolé au fin fond du Nebraska : le Sanctuaire. Dans cet havre de paix pour héros traumatisés, les tourments et confessions de chacun sont anonymes ; le stress et la violence du quotidien y sont évacués.

Un jour, plusieurs super-héros sont retrouvés morts dans cet endroit : Roy Harper, Wally West, Poison Ivy… La Trinité (Batman, Superman et Wonder Woman) arrive trop tard…

L’enquête se tourne vers deux suspects : Booster Gold et Harley Quinn.

Lois Lane reçoit les vidéos de confession au Sanctuaire de plusieurs super-héros par une source anonyme et décide de les mettre en ligne sur le site du Daily Planet.

[Critique]
Tom King aime aborder l’approche « psychologique » et (post)traumatique de ses personnages – probablement car il a lui-même vécu cela lors de sa carrière à la CIA (sept ans dans le contre-terrorisme en Afghanistan et en Irak) ou via des retours de ses collègues. Il l’a injecté dans d’autres de ses œuvres récentes : brillamment dans Mister Miracle, inégalement dans son run de Batman Rebirth. Ici, il s’est attaqué ici au même filtre de fragilité et failles humaines à travers plusieurs héros de DC. Le résultat est plutôt convaincant même s’il manque d’une certaine solidité dans ses fondations. En effet, le fameux Sanctuaire – excellente idée au demeurant – n’avait pas été évoqué en amont alors qu’il aurait pu être un socle narratif alléchant s’il avait été mis en place depuis plusieurs années (un peu comme la Forteresse de solitude de Superman).

Il est mentionné pour la première fois par Poison Ivy et Booster Gold dans Batman Rebirth – Tome 06 : Tout le monde aime Ivy (auquel Heroes in Crisis propose quelques échos). Cela reste donc bien maigre d’une part et réservé aux lecteurs complétistes d’autre part. Toutefois, un avant-propos éditorial contenant des citations du scénariste permet de comprendre la création et la notion symbolique et carthathique du Sanctuaire. Le Sanctuaire, proche d’un joli pavillon de campagne, est pourvu d’une IA et d’une famille d’androïdes pour accueillir les fragiles surhommes mais il n’y a « rien » de concret pour les aider, à part ce confessionnal moderne. C’est donc un peu dur à « accepter » mais bon… pourquoi pas.

On suit plusieurs axes narratifs plus ou moins intéressants durant neuf chapitres. L’enquête de la Trinité pour retrouver le coupable dans un premier temps, corrélés aux fuites communes des deux suspects activement recherchés, Booster Gold et Harley Quinn. Chacun est en plus persuadé d’avoir vu l’autre accomplir le massacre ! On ignore pourquoi ces deux figures de DC ont été autant mises en avant mais ça fonctionne bien, surtout quand ils sont rejoints par deux autres héros secondaires pour former deux duos inédits avec Blue Beetle pour le premier et Batgirl pour la seconde. Enfin les témoignages « face caméra » de bon nombre de personnages lorsqu’ils étaient dans le Sanctuaire (et dont les enregistrements sont aussitôt supprimés – même Batman l’avoue) ponctuent la narration (cassant parfois une certaine immersion).

Ces confessions sont toujours développées en neuf cases sous formes de gaufrier, une mise en page qui rappelle volontairement Watchmen (cité d’ailleurs dans le fameux avant-propos) et, plus récemment, Doomsday Clock. Ces segments sont à la fois passionnants mais aussi un peu frustrants car ils gâchent un certain rythme imposé et ne sont jamais « complets » (comprendre qu’on pourrait avoir un monologue de vingt pages sur les désillusions et la culpabilité de Batman (au hasard) mais qu’on est toujours cadenassé dans ce format de neuf cases…). Quelques exemples ci-dessous (cliquez pour agrandir).


Néanmoins l’ensemble se lit plutôt bien avec un bon équilibre (surtout dans sa première partie, la seconde étant plus soutenue et bavarde – parfois moins palpitante, quand elle se concentre sur des têtes vraiment trop secondaires, comme Gnarrk). On a par contre un peu de mal à imaginer que tous les  héros de DC Comics sont passés dans le Sanctuaire (et que tous ont joué le jeu de parler à une caméra) et, surtout, qu’ils ont parfois porté une tenue blanche et un masque pour préserver leur anonymat (façon secte !) – un détail qui dénote furieusement avec l’idée d’une paix commune, d’un non jugement et d’une solidarité entre les justiciers (on a presque l’impression qu’ils ont tous quelque chose à cacher…). Il ne faut pas non plus s’attendre à de l’action épique, on est davantage dans un registre à hauteur d’homme, sans réels conflits violents.

Qu’est-ce qui pose foncièrement problème ? Deux choses qui sont liées uniquement en fonction des connaissances et attentes du lecteur. C’est certes cliché d’avancer cela, surtout pour une critique d’un comic book, mais Heroes in Crisis est sans doute le meilleur exemple pour le justifier. Tout d’abord, il y avait « l’évènement » annoncé. Marketé, teasé, sublimé. Une nouvelle « crise ». Après Crisis on Infinite Earths, Crise d’identité, Infinite CrisisFinal Crisis, Flashpoint, DC Universe Rebirth, Doomsday Clock (cf. cet index)… cette histoire fut indiquée avant sa mise en vente comme un (grand) bouleversement dans la chronologie de DC, au même titre que les exemples cités. In fine, on se rapproche davantage vers un Crise d’identité (Identity Crisis) plutôt qu’un réel chamboulement extraordinaire, cosmique ou autre. L’avenir nous le dira… Comme souvent : si le lecteur n’a pas d’attente particulière, il n’aura donc pas de déceptions et sera sans doute conquis par ce récit singulier (le cas de l’auteur de ces lignes).

Enfin, le second point qui a fait polémique est l’identité du coupable. Attention, ce paragraphe et le suivant vont en parler, allez à celui sous l’image (de Batman) pour ne pas lire la révélation. Le « simple » connaisseur de l’univers du Chevalier Noir et un peu de DC, via la Justice League ou quelques « crises » évoquées plus haut ne sera pas forcément décontenancé (dans le sens où le personnage ne sera pas un pur inconnu) de découvrir que Wally West est responsable des morts dans le Sanctuaire. En revanche, la justification de ses actes peut paraître maladroite (voire illogique, surtout quand on parle de quelqu’un qui peut voyager dans le temps, comme… Booster Gold – n’y avait-il pas autre chose à produire ?). L’homme a pété les plombs et causé accidentellement sa tuerie ; puis il a rassemblé les cadavres (incluant le sien en allant dans le futur) pour faire croire à une mise en scène macabre, tout en laissant deux suspects derrière lui (Booster et Harley donc). Cet aspect ne colle pas avec la personnalité « bienveillante et altruiste » (même s’il n’est pas un saint – ça n’a jamais été un psychopathe) du neveu de Barry Allen et, surtout, trahit d’autres promesses laissées entendre par l’éditeur (et donc à nouveau des attentes/déceptions pour ceux qui les suivent assidument). En effet, Wally avait disparu durant l’ère New 52 (Renaissance en VF) et est revenu au début de Rebirth (il était même au cœur de DC Univers Rebirth) mais… il n’a pas du tout été utilisé ensuite (ou très peu) si ce n’est pour cette tragédie qui le place dans un sale rôle.

Autant dire que les fans de l’univers Flash ont déchanté (inutile de dire que si vous aimez Wally, vous n’aimerais pas Heroes in Crisis – c’est un peu comme si du jour au lendemain Tim Drake tuait ses amis involontairement puis maquillait l’accident en meurtre tout en faisant accuser Dick Grayson ou Damian Wayne, une aberration donc !). Néanmoins, la description de la solitude extrême de West par Tom King puis sa rage extrême accidentelle sont relativement bien écrites pour que le lecteur « y croit ». De plus, dans une situation similaire, en stress total, il est possible de réagir de la sorte (ne pas paniquer et « ré-organiser » les meurtres pour y échapper), tout en gardant donc paradoxalement un sang-froid exemplaire pour ne pas se faire prendre. Le débat fait rage chez les fans, certains crient à la trahison suprême, d’autres à l’audace. Personne ne reste indifférent en tout cas ! On ignore si c’est suite aux critiques mitigées et négatives ou aux polémiques sur Wally mais plus tard, on apprendra que ce sont des ennemis des bolides écarlates qui auraient manipulé Wally West, cf. la deuxième partie de l’article sur Le prix, aventure commune de Flash et Batman qui eu des « extensions » dans Flash Rebirth et Infinite, cassant ou réhabilitant ce qui était proposé dans Heroes in Crisis !

Outre la résolution de l’intrigue, un brin rapide et, comme vu, assez clivante, la plume de Tom King sonne « juste » dans ses dialogues et dans ses expositions d’enjeux et d’enquêtes. On regrette que la Trinité soit mise de côté au bout de quelques chapitres, se recentrant sur Harley Quinn et Booster Gold (les « deux vrais personnages principaux » du titre) et leurs acolytes. La lecture est aisée et ne s’éparpille pas trop, à l’exception (comme vaguement évoqué plus haut) des explications longues et un brin complexe en fin de récit. Ce n’est pas bien grave. Le scénariste arrive à injecter une certaine émotion et, chose de plus en plus rare dans les comics, une sincère empathie pour l’ensemble de sa galerie d’humains déifiés ou tristement « normaux ». Ce n’est pas le meilleur travail de King mais ce n’est pas non plus le pire. Il y a tout de même une forme de cynisme (imputable à l’éditeur Dan Didio) voulant se débarasser de têtes très secondaires, de désacraliser quelques figures mythiques et de moduler radicalement l’ADN de personnages – c’est en cela que le titre, au-delà des polémiques – séduit davantage des connaisseurs moins aguerris que des passionnés de longue date ; c’est le jeu d’une certaine manière, toujours draîner un public plus large…

Heroes in Crisis aurait probablement gagné à être allongé de quelques épisodes (un introductif sur l’origine du Sanctuaire, un entièrement constitué des confessions et un conclusif mieux équilibré) – c’est pourtant ce qu’a visiblement imposé l’éditeur suite au succès des ventes, la fiction a bénéficié d’un voire deux chapitres supplémentaires, ajoutant diverses confessions sous forme de caméo (un peu fourre-tout et moins pertinentes il est vrai) et étirant sa conclusion inutilement. Ça contribue à avoir ce rythme en demi-teinte mais, encore une fois, ce n’est pas très grave, ça n’empêche pas le titre d’être vraiment singulier et se démarquer du reste des productions du genre. L’exploration d’une certaine fragilité, l’obligation de « prendre sur soi » ou encore d’être simplement « mal » sont des points cruciaux et assez rares dans le domaine, c’est donc très agréable de suivre tout cela, même si c’est parfois maladroit, survolé, conceptuel… Une introspection atypique peu abordée en général (on pourrait écrire des analyses multiples sur Heroes in Crisisqui garde nos gardiens dans Watchmen (encore), qui aide nos super-héros en proie aux doutes et à la fragilité ?) qui fait pencher la balance vers le positif malgré ses problèmes évidents (ceux évoqués et ceux ci-après).

Graphiquement, Clay Mann livre une belle performance, oscillant entre des cases et planches contemplatives et d’autres pas forcément portées sur l’action mais dont les découpages permettent d’avoir une dynamique fluide entre les interactions des personnages et l’avancement de l’investigation. Il est rejoint le temps de quelques flash-back par d’autres talentueux artistes (aux dessins et à l’encrage) comme Travis Moore, Lee Weeks, Mitch Gerads et Jorge Fornés.

Les couleurs sont assurées par l’inépuisable Tomeu Morey, livrant une palette épurée conférant une atmosphère très « comic book » (plein de variantes chromatiques) mais en restant dans une certaine retenue, en phase avec le deuil. L’introduction d’Heroes in Crisis jette aussi un froid, le massacre est balancé sans filtre, de façon brute et sans retenue ; à l’image de « l’échec » de cette construction de la Trinité, prise au dépourvu et impuissante (King évoquait s’être inspiré des tueries en milieu scolaire (le Sanctuaire) où les parents tentent de se relever ensuite (la Trinité) et où la société subit ses terribles actes sans initiative de résolution).

En revanche, on peut pointer du doigt des icônes féminines sexualisées gratuitement par Clay Mann (Lois Lane, Batgirl et Harley principalement). Entendons-nous bien, il n’y a aucun problème à croquer de façon « sexy » un protagoniste (masculin ou féminin) mais le dessiner dans des poses aguichantes avec des costumes extrêmement moulants casse complètement la dramaturgie recherchée. Par exemple, dans les deux premiers tomes de Catwoman (La règle du jeu et La maison de poupées) cela faisait partie du « package » de la femme fatale féline mais dans Heroes in Crisis ça ne va pas du tout avec la tonalité du registre abordé, plus sombre et triste.

Ici pour Batgirl, montrer sa blessure qui l’a rendu handicapée (dans Killing Joke) relève davantage d’une contribution presque érotique où la poitrine et les fesses sont mises en avant… Sans parler de Lois Lane en petite culotte qui se demande à Clark comment elle peut « l’aider ». Tom King a réussi à faire modifier une couverture de Poison Ivy qui la montrait morte mais avec poitrine légèrement apparente et son fessier relevé (!) – cf. images tout en bas de l’article, un peu tronquées pour éviter un indice majeur, et ses tweets de l’époque. Le but de cette critique n’est pas de parler de la représentation des femmes dans des univers fictifs (l’art doit-il être corrélé à un certain progressisme sociétal ? vaste débat…) ou d’éveiller des consciences mais dans le cas présent, impossible de ne pas remarquer cet aspect gênant (si le sujet intéresse, il y a eu un bon billet argumenté et imagé chez les confrères de DC Planet).

Heroes in Crisis bénéficie d’une homogénéité visuelle alléchante qui ajoute un cachet non négligeable à une œuvre imparfaite qui divise inéluctablement son lectorat (principalement en fonction de ses attentes/connaissances). Malgré les défauts évoqués, on apprécie ce titre et le classons même dans les coups de cœur du site. Pour l’anecdote, entre chaque chapitre on retrouve le logo du Sanctuaire ensanglanté, étonnamment le sang ne coule pas au fil de l’aventure (il s’agit de la même image à chaque fois), renforçant encore l’hommage à Watchmen. Ce logo au propre est d’ailleurs apposé au dos du livre.

Chaque épisode s’ouvre aussi sur une image d’un dossier revenant sur des évènements mythiques de DC : la mort de Superman, la colonne brisée de Batman par Bane, le meurtre de Jason Todd… (cf. ci-dessous, cliquez pour agrandir). Là aussi un enrichissement textuel voire une connexion avec le Sanctuaire n’auraient pas été de refus.

Entre les morts (même s’il y a eu des retours/résurrections depuis), un coupable clivant (plus ou moins réhabilité tardivement), un carnage et une nouvelle tragédie, le terme de crise/crisis est-il approprié ? Oui, plutôt. Même si le crossover semble parfois forcé et que les conséquences n’impacteront que deux ou trois titres/séries, Heroes in Crisis marque tout de même à sa façon l’univers DC – mais bien moins que les précédentes citées plus haut (initialement, la bande dessinée devait banalement s’appelait Sanctuary). On pourrait hiérarchiser les crises en deux catégories : les majeures et les mineures (cf. index des « crisis »). Celle-ci appartiendrait à la seconde mais permet d’être accessible à un large public – il semble d’ailleurs que c’est davantage le lectorat non connaisseur de DC qui a prisé Heroes in Crisis, là où les fans habituels ont déchanté – et d’offrir une approche « mature » et inédite au genre (comme Crise d’identité – nettement plus réussi au demeurant). C’est toujours ça de pris, on aurait tort de s’en priver !

Avec le temps, plusieurs « suites » ou en tout cas extensions de cette histoire ont été publiées, principalement dans des séries sur Flash. Cela a réhabilité certains éléments de la fiction tout en interrogeant sur la « réelle » véracité de quelques révélations apportées à posteriori, et donc rétroactivement (étaient-elles réellement prévues ou c’est suite aux retours critiques d’Heroes in Crisis ?). C’est à découvrir dans la seconde partie de l’article sur Le prix, aventure commune de Flash et Batman.

[À propos]
Publié chez Urban Comics le 15 novembre 2019
Contient : Heroes in Crisis #1-9

Scénario : Tom King
Dessin et encrage : Clay Mann, Travis Moore, Lee Weeks, Mitch Gerads, Jorge Fornés
Couleur : Tomeu Morey, Arif Prianto, Mitch Gerads

Traduction : Jérôme Wicky
Lettrage : Moscow Eye

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Avez-vous lu le titre dans l’image ci-dessus ?

Ci-dessous la première version de la couverture du septième chapitre avec une Poison Ivy morte,
qui n’a pas plu à Tom King et a demandé une seconde version à Clay Mann.