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Batman – Outre-tombe (Gotham County Line)

Une aventure où Batman et Deadman font équipe, voilà qui est original ! Que vaut Batman – Outre-tombe (sous-titré par son appellation en version originelle, Gotham County Line) ? Découverte et critique de ce comic publié initialement en 2005 (aux États-Unis) puis en 2007 en France chez Panini Comics et jamais réédité depuis.

[Résumé de l’éditeur]
Batman s’aventure rarement dans la banlieue de Gotham, mais une série de meurtres laisse la police de la ville impuissante. Les rimes macabres ressemblent à de véritables cérémonies et l’habile tueur entraîne le héros dans un dédale de ténèbres inextricables.

[Début de l’histoire]
Batman combat le Joker une énième fois. Suite à une réflexion du Clown, le Chevalier Noir s’interroge sur l’existence ou non de « l’au-delà ».

De retour à la Bat-Cave, le justicier est contacté par Gordon, à la retraite. Dans la banlieue de Gotham, une série de cambriolages affole la population car de sordides meurtres ont lieu dans la foulée…

Le Chevalier Noir se rend sur place et enquête.

[Critique]
Outre-tombe appartient au registre fantastique et horreur. Batman y côtoie des zombies (sans qu’on sache s’ils sont « réels » ou issus d’hallucinations) et de nombreuses scènes sont choquantes, glauques et sanglantes. Quand le Chevalier Noir évolue dans un univers éloigné de l’approche urbaine souvent « réaliste » (action, thriller…), c’est toujours délicat… Ça livre souvent des histoires oubliables (Les patients d’Arkham, Damned, La nouvelle aube…) mais, de temps en temps, quelques pépites sortent du lot (La malédiction qui s’abattit sur Gotham, Batman Vampire apparemment – toujours pas chroniqué). Outre-tombe appartiendrait plutôt à la seconde catégorie, tant mieux, sans pour autant être incontournable.

Découpé en trois chapitres d’une cinquantaine de pages, le récit va droit au but. D’abord dans une fiction proche du film Seven, une enquête méticuleuse dans une ambiance poisseuse et mystérieuse. Ensuite dans sa dimension plus morbide, avec différents « morts-vivants » et êtres repoussants, puis l’arrivée de Deadman à la rescousse. Enfin dans sa conclusion, plus ou moins épique, et éclairant les évènements survenus. Malgré tout, l’ensemble aurait gagné à être allongé d’un ou deux épisodes avec une cohérence plus fluide.

Le scénariste Steve Niles apporte certaines nouveautés plus ou moins pertinentes à divers degrés. Par exemple, Bruce Wayne se repose et se remet de ses blessures dans un spa de la Bat-Cave, un concept très banal mais pourtant jamais vu avant ou après. Autre élément assez inédit : une sorte de jet-pack permettant au Chevalier Noir de voler (façon Boba Fett de Star Wars). Ça fait bizarre au début mais le dessinateur Scott Hampton arrive à rendre l’ensemble plausible, ajoutant des petits détails singuliers, comme la cape du justicier roulée au-dessus des propulseurs permettant de ne pas être brûlée une fois dans les airs – même s’il y a un côté cheap pour ne pas dire ridicule de temps en temps…

Si on retrouve l’aspect détective au début du titre (ce qui est toujours plaisant), c’est ensuite un voyage horrible entre figures familières ressuscitées (Jason Todd…) ou transformées (Alfred…) qui a lieu. On navigue dans une banlieue fantôme, à tous points de vue. Il semblerait en effet que les créatures déambulant soient des fantômes ou des zombies – les explications volontairement floues de Deadman n’aident pas vraiment Batman ni le lecteur (dans un premier temps en tout cas) ; il s’agirait d’une dimension entre la vie et la mort. De même, les fonds de cases relativement pauvres voire unis confèrent cette idée désertique (difficile de savoir si là, en revanche, c’est fait exprès).

Pourtant, Scott Hampton signe un travail de haute qualité (attention, quelques images de cette critique sont plus saturées que la version imprimée auxquelles elle ne rendent pas grâce), délivrant une atmosphère lugubre tout du long. La colorisation de José Villarrubia accentue cette incarnation très sombre et les rares éléments qui s’en détachent revêtent une certaine important : un téléphone rouge pour échanger avec Gordon, le costume écarlate de Deadman, celui de l’ancien Robin, etc. Du reste, les teintes brunâtres parsèment le titre à la lecture froide, globalement aisée mais parfois déstabilisante. Le tout offrant une aventure hors-norme dans la mythologie de Batman. Disons que la forme l’emporte sur le fond.

Steve Niles est un habitué du genre horrifique ; on lui doit l’univers de 30 jours de nuit en comics (adapté ensuite en film), 28 jours plus tard (dont il a enrichit les longs-métrages avec ce titre se déroulant en marge), Criminal Macabre, Simon Dark, Octobre Faction et… Minuit à Gotham ! Un récit clivant (pas encore chroniqué sur ce site) avec une « seconde » vision assez inédite (le comic est sorti en 2008, soit trois ans après Outre-tombe). Quant à Scott Hampton, il avait déjà traité Batman bien avant, en 1994, dans le moyen Des cris dans la nuit – mais dont l’esthétisme pictural était particulièrement alléchant – Hampton s’éloigne donc de ce style pour Outre-tombe.

À l’instar d’Absolution et Secrets, Outre-tombe a été publié par Panini Comics dans les années 2000 dans leur gamme DC Icons et n’a pas été réédité par Urban Comics. Peut-être qu’il sera inclus dans un volume de la collection Batman Chronicles quand celle-ci atteindra l’année 2005 ? Loin de faire l’unanimité, cette incursion « horrifique » du Chevalier Noir (souvent jugée trop confuse, trop sale et trop éloignée de l’ADN habituel du justicier) est pourtant une curiosité à découvrir, imparfaite mais étrange et insolite.

Son prix initial (à l’époque) de vingt euros était en revanche trop élevé pour justifier l’achat (comme souvent chez Panini Comics pour cette collection – et même à l’heure actuelle, c’est l’un des plus gros défauts de l’éditeur avec ses traductions approximatives et sa communication numérique laborieuse, mais c’est un autre débat…). On trouve aujourd’hui le titre sur le marché de l’occasion à partir de vingt euros en moyenne (laissant donc un coût assez onéreux malgré tout pour une BD devenue « un peu » recherchée visiblement).

[À propos]
Publié chez Panini Comics le 5 février 2007.
Contient : Batman : Gotham County Line

Scénario : Steve Niles
Dessin : Scott Hampton
Encrage :
Couleur : José Villarrubia

Traduction : Sophie Viévard
Lettrage : Studio Vianney • Jalin

Acheter sur amazon.frBatman – Outre-tombe (Gotham County Line) (20€)






Batman – Absolution

Publié aux États-Unis en 2002 puis en France en 2006 chez Panini Comics, Absolution n’a jamais été réédité depuis. Ce récit complet, qualifié de « roman graphique », emmène Batman en Inde dans une superbe odyssée graphique – entièrement en peinture – au détriment d’un scénario peu palpitant, dommage. Explications.

[Résumé de l’éditeur]
Il y a dix ans, une bombe a explosé à Wayne Enterprises. La femme responsable de cet attentat a plusieurs fois échappé à Batman, mais le Chevalier Noir a enfin retrouvé sa trace en Inde. Le chasseur va débusquer sa proie, mais il sera aussi confronté à ses démons intérieurs, à ses propres contradictions… Quand la justice devient vengeance, mérite-t-on l’absolution ?

[Critique]
En moins d’une centaine de pages, à la lecture rapide (beaucoup de cases voire planches muettes), Absolution ne fait ni chaud ni froid… La traque du Chevalier Noir ne passionne guère, faute à une écriture de J.M. DeMatteis assez maladroite d’un côté (peu d’empathie pour tous les nouveaux personnages) et plutôt convenue d’un autre et paradoxalement éloignée de la nature de Batman (l’éternel discours sur la rédemption – l’absolution en l’occurrence, dont le dictionnaire propose deux définitions : terme qui désigne une décision de justice constatant l’impossibilité de prononcer une condamnation lorsque l’infraction n’est pas prévue par la loi pénale, lorsqu’elle est prescrite ou amnistiée, ou bien encore lorsque l’accusé ou le prévenu bénéficie d’une excuse absolutoire ou bien acte par lequel le prêtre pardonne les péchés).

En somme, un titre qui colle bien à l’histoire sans trop de surprises. Comme souvent chez Batman, le suivre le temps d’une aventure en récit complet avec un nouvel antagoniste, au lieu de piocher dans la grande galerie de vilains légendaires, est quitte ou double. Parmi les comics récents, on pense à One Dark Knight qui se loupait en partie à cause de cela (le « méchant » E.M.P.) ou à Imposter qui, à l’inverse, se hissait au rang des indispensables grâce à son écriture subtile et sa passionnante enquête fleuve.

Dans Absolution, on découvre donc la fanatique et terroriste Jennifer Blake, responsable d’un attentat dans les entreprises Wayne (une idée de départ intéressante). Quand son ancien partenaire de crime revient à Gotham, Batman – obsédé par la tragédie ayant eu lieu il y a une dizaine d’années et implacable dans sa quête – l’interroge et se lance sur une piste. D’abord Londres, puis l’Inde (en passant par Chicago dans un flash-back). Il est déjà surprenant de voir l’homme chauve-souris quitter Gotham mais aussi – et surtout – le faire pour une sorte de vengeance personnelle pour mettre la main sur une simple « humaine » (impossible de croire que le détective n’avait pas réussi cela plus tôt) ; mais bon… pourquoi pas (encore une fois : face à un ennemi « habituel », ça passerait mieux, comme Gueule d’Argile par exemple).

Comme le montre la bande dessinée dès ses premières planches (ce n’est donc pas une surprise ni une révélation), Blake est devenue sœur dans un couvent et se repend (le titre de l’œuvre l’indiquait également). La femme sauve même Batman (qu’elle apprécie – il avait sauvé son fils jadis si on a bien compris) mais vouait une haine à Wayne (et, d’une manière générale, aux élites richissimes de la ville). Pour le soigner, elle lui enlève son masque… La confrontation aura-t-elle lieu ? De quelle manière ?

Ce point de jonction apparaît bien tard dans la lecture et était l’occasion parfaite d’écrire un beau discours sur « l’humanité » (ce qui en découle : la justice, le pardon, la rédemption… – un petit peu ce qu’on trouvait en fin d’ouvrage du clivant Trois Jokers). Malheureusement ici le scénariste DeMatteis loupe l’occasion de marquer la mythologie de Batman avec un récit fort, mature et bouleversant. Ses réflexions avaient déjà été vues et revues (et le seront sans cesse par la suite) sur le « masque » que l’on porte tous, les actions que l’on effectue sur lesquels nous sommes jugés, l’ajout de nuances par rapport aux premières impressions qu’on se fait d’une personne en fonction de ses actes et son comportement, la psyché du justicier, etc. Bref, l’écriture est assez poussive et effleure son sujet (dans le même genre, on lui préfère nettement Batman – Ego, sur lequel on était pourtant déjà sévère) sans compter les autres défauts déjà évoqués et la confusion de l’ensemble (une navigation constante entre passé et présent qui n’aide pas, des personnages secondaires peu reconnaissables ou dont on ne comprend pas les motivations).

DeMatteis est pourtant une pointure et très prolifique chez DC et Marvel. On lui doit, entre autres, le cultissime Spider-Man – La Dernière Chasse de Kraven par exemple ou encore de longs runs sur la Justice League (cf. en France Justice League International) ou Dr. Fate. Il avait signé également Sain d’esprit, une histoire (assez moyenne) sur le Joker à retrouver avec le segment (excellent lui) L’avocat du diable dans Joker – Fini de rire. Dans sa dernière ligne droite d’Absolution, DeMatteis décrit un Batman étrangement éloigné de son ADN (encore…), dont l’ambiguïté morale ne lui sied guère. Si le justicier était dans ses premières années, on pardonnerait cet écart, là après une décennie d’expérience, on est dubitatif sur cette « vision » (il se murmure que DeMatteis avait cette idée à la base pour une aventure du Punisher et qu’il l’a recyclé pour le Caped Crusader…).

Heureusement, les dessins, l’encrage et la colorisation de Brian Ashmore sur Absolution offrent une lecture visuelle bien agréable. Il faut dire que son style assez réaliste et entièrement en peinture à l’aquarelle dénotent avec les productions habituelles de l’industrie ; d’où l’appellation de « graphic novel ». Entre les visages d’effroi, les segments d’action plutôt lisibles (mais tristement figés), les paysages urbains ou dépaysants à l’étranger, il y a de jolis moments qu’on se plaît à contempler plusieurs fois (comme évoqué plus haut, les passages mutiques sont légion et probablement les meilleurs). Étonnamment, le lettrage de la version originelle, assurée par Sean Konot (cf. sur certaines images de cette critique) est nettement moins bien que celui de la version française, opéré par Gianluca Pini. L’utilisation d’une police d’écriture plus lisible et moins « scolaire » confère une lecture plus aisée.

Ashmore est peu fructueux dans le milieu (on ne lui attribue pas d’autres comics de super-héros) mais on pense aux deux autres artistes avec une patte similaire : l’immense Alex Ross (Kingdom Come, Justice League – La promesse…) et le plus discret Scott Hampton (Des cris dans la nuit – dont les graphismes se prêtaient bien à l’histoire, il est vrai –, Outre-tombe, American Gods…). Si Batman – Absolution n’a toujours pas été réédité, à l’instar d’Outre-tombe et Secrets (tous trois provenant de la gamme DC Icons de Panini Comics dans les années 2000), peut-être qu’il sera inclus dans un volume de la collection Batman Chronicles quand celle-ci atteindra l’année 2002 ? Néanmoins, la BD se trouve assez facilement en occasion entre dix et vingt euros (son prix initial était de 15,50 € à l’époque en 2006). Mais, vous l’aurez compris, on a tendance à le déconseiller…

[À propos]
Publié chez Panini Comics en octobre 2006.
Contient : Batman – Absolution

Scénario : J.D. DeMatteis
Dessin, encrage & couleur : Brian Ashmore

Traduction : Jérémy Manesse
Lettrage : Gianluca Pini

Acheter sur amazon.fr : Batman – Absolution (15,50 €)

 

Justice League – Crise d’identité (Identity Crisis)

Chef-d’œuvre intemporel, Crise d’identité est probablement l’un des titres de DC Comics qui met le plus « l’humain » au cœur de son récit. En explorant le deuil, les relations familiales et, entre autres, les dilemmes moraux derrière le filtre des super-héros, la fiction emporte son lecteur dans une enquête-fleuve palpitante (et peu prévisible) et une révolution dans la mythologie et la chronologie de DC. Explications.

[Résumé de l’éditeur]
Sue Dibny la femme d’Extensiman, l’un des membres de la Ligue de Justice, a été assassinée. Le meurtrier a pu déjouer les systèmes de sécurité installés par les plus grands héros de la Terre. L’enquête menée par les justiciers va mettre à jour un complot au sein même de la Ligue et un terrible secret concernant leur traitement des super-vilains !

[Début de l’histoire]
Opal City. Firehawk et Extensiman, alias Lorraine Reilly et Ralph Dibny surveillent un coffre à l’abandon, lieu de rendez-vous potentiel de malfrats. Le justicier vétéran raconte à la jeune femme sa relation amoureuse avec sa femme Sue.

Quand une agression a lieu entre criminels peu après, Ralph est appelé par Sue, en train de se faire agresser. Le super-héros arrive trop tard à son domicile : sa femme a été tuée, son corps à moitié carbonisé.

En marge de l’enterrement, tous les super-héros enquêtent sur le coupable. Pour une poignée d’entre eux, Green Arrow, Extensiman, Hawkman, Atom, Black Canary et Zatanna, le doute n’est pas permis : le responsable du meurtre est forcément le Dr. Light. Ce dernier avait violé Sue Dibny il y a des années et, pour oublier ce douloureux épisode, une action radicale avait été commise…

[Critique]
S’il y avait une rubrique « les indispensables Justice League » sur ce site, aucun doute que Crise d’identité trônerait fièrement en haut du classement (à défaut il est dans les coups de cœur) ! Ce titre coche (quasiment) toutes les cases d’une excellente bande dessinée : elle est accessible pour tous (même si on ne connaît pas la vaste galerie de personnages en scène), elle tient en haleine (qui est le coupable ?) et arrive à toucher plusieurs fois le lecteur avec des émotions fortes.

Pour cause : plusieurs morts ont lieu, mécaniquement le deuil est au centre du scénario, d’autres drames sont montrés (dont un viol), le discours à répétition sur la proximité et l’amour entre proches et familles fonctionne bien, les émouvantes typologies de relations (amoureuses, père/fils, amicales…) parsèment le titre avec justesse. En ajoutant le danger « réel » d’une menace inéluctable qui échappe à la logique des meilleurs enquêteurs, la fiction se lit d’une traite.

Parmi les nombreux protagonistes de Crise d’identité (seule lecture du premier chapitre peut être un peu déconcertante pour un néophyte), Green Arrow est peut-être celui qui revient le plus. On suit tour à tour son point de vue, celui d’Atom, Batman, etc. mais l’archer d’émeraude joue un rôle important. Car si Extensiman introduit l’ouvrage par sa tragédie (sa femme est tuée et – on l’apprendra plus tard – avait été violée dans le passé), il reste en recul durant la suite. Il faut dire que ce super-héros, Ralph Dibny de son identité civile, n’est pas très connu des fans de DC (surtout en France).

Ses pouvoirs (il peut étendre sa peau) rappellent ceux de Plastic Man. Normal, ce dernier était né en 1941 chez Quality Comics et DC Comics l’a racheté en 1956 avant de l’injecter dans de nouvelles aventures sur papier à partir de 1966. Entre-temps, l’auteur John Broome et le dessinateur Carmine Infantino créent Elongated Man (le nom VO d’Extensiman) dans les aventures de Flash en 1960, sous l’impulsion de l’éditeur Julius Schwarts (à qui on attribue la co-création du héros) – qui ignorait que Plastic Man avait rejoint l’écurie DC. Depuis, entre Red Richards des Quatre Fantastiques (chez Marvel – et dont la compagne se nomme aussi Sue) et le pirate Luffy (en manga), les pouvoirs d’élasticité ne manquent pas !

Malgré tout, impossible de ne pas s’attacher à Ralph et Sue, un couple enjoué, amoureux et sympathique. Une dimension humaine qu’on retrouvera martelée dans de nombreux dialogues entre des parents et leurs enfants, des conjoints séparés ou ensemble, etc. En frappant « là où ça fait mal », comprendre chez les proches des super-héros, le coupable sème un sentiment d’effroi et de terreur chez ces êtres faillibles – car les super-pouvoirs ne permettent pas de protéger tout le monde, tout le temps. Il y a une vague de « vulnérabilité » qui s’abat sur chacun. Clark Kent s’empresse de passer davantage de temps chez ses parents par exemple, Tim Drake (Robin) hésite à laisser son père seul lorsqu’il agit en costume, Atom ne veut plus non plus s’éloigner de son ex-femme, etc.

Et quand Lois Lane reçoit un avertissement, le doute n’est plus permis : le mystérieux responsable des crimes odieux connaît les identités des différents justiciers. De quoi semer le trouble et éliminer un à un tous les suspects (différentes équipes poursuivent des vilains, peu importe leur degré de dangerosité), tous se mobilisent mais toutes les pistes tombent à l’eau. Dans l’ombre, le Calculateur semble tirer quelques ficelles mais tout est plus compliqué qu’il n’y paraît… L’angoisse et la tension sont palpables et ne laissent aucun répit aux protagonistes (et au lecteur).

Au-delà de la « simple » enquête criminelle (palpitante, enchaînant fausses pistes et rebondissements), le récit se permet de questionner les limites d’intervention des super-héros. On l’apprend bien vite (dans le second chapitre), les « réservistes » de la Justice League (les membres secondaires, pas toujours présents ou qui restent en retrait ou sur place une fois une mission terminée) ont franchi une ligne rouge il y a quelques années. Retour en arrière.

Après le viol de Sue par le Dr. Light (ennemi normalement de cinquième zone), une scission s’est produite : Green Arrow, Black Canary et Green Lantern (à l’époque Hal Jordan – avant les évènement liés à Parallax, Emerald Twilight et Zero Hour) ont fait face à Hawkman, Atom et Zatanna. Flash (Barry Allen) apporta son soutien à l’une des deux équipes et… il fut décidé à la fois de rendre amnésique le Dr. Light mais aussi de moduler discrètement son cerveau afin de modifier sa personnalité. Un choix radical et dangereux, assimilé à de la lobotomie, qui met à mal l’éthique du camp du Bien.

Un secret bien gardé qui remet en cause le combat (et l’honneur) des justiciers. Pire : il se pourrait que la manipulation mentale eut lieu d’autres fois, et pas que sur des ennemis mais inutile d’en dévoiler davantage, le titre étant déjà fort en surprises. En synthèse : pas de manichéisme ici mais une réalité crue et insondable. De quoi faire vaciller les héritiers de Flash et Green Lantern, Wally West (sorte de boussole morale de l’équipe) et Kyle Rayner, et peut-être même Superman et Batman… Un point de non retour tabou complètement inédit dans l’évolution de DC Comics et qui aborde une couche de maturité à un titre déjà bien sombre dont il convient de dévoiler une autre victime (révélation au paragraphe suivant, passez à celui d’après sous l’image de Deathstroke sinon).

En plus de la mort de Sue Dibny, Firestorm décède également ainsi que Captain Boomerang (son fils lui succède et reprend son alias, avec des pouvoirs de super-vitesse en complément de son agilité et maniement des boomerangs). Mais on retient surtout Jack Drake, le père de Tim (le troisième Robin), qui succombe durant le récit… Pour Bruce Wayne et Tim Drake, c’est donc une nouvelle tragédie qui surgit, comme un écho (guère original) à ce qui était arrivé à Dick Grayson avant et bien sûr au célèbre milliardaire. Orphelin, Drake sera adopté par la suite par Bruce (comme Dick en son temps). Crise d’identité aura donc un impact très important dans la mythologie de Batman et, d’une manière générale de DC. Ajoutons la disparition d’Atom après l’aventure et quelques autres changements plus ou moins primordiaux.

Initialement romancier de polars (Délit d’innocence, Mortelle défense, Chantage, Les millionnaires, Jeu mortel et Mort avec retour), le scénariste Brad Meltzer avait fait ses armes chez DC Comics juste avant Crise d’identité sur Green Arrow en 2002 (The Archer’s Quest, inédit en France) – ce n’est donc pas anodin qu’il ait repris Oliver Queen ensuite. Le jeune artiste (trente-quatre ans durant la publication du comic book) avait été marqué à l’âge de sept ans par le sauvetage de la Ligue par Extensiman dans Justice League of America #150 (publié en 1978) ! Spécialiste du thriller juridique et politique, il est même consultant pour le FBI et la NSA pour anticiper des attaques contre les États-Unis en 2006, tout en poursuivant l’écriture de quelques chapitres spéciaux chez DC Comics ou plusieurs séries (sur Justice League of America notamment et la huitième saison de Buffy contre les vampires).

En somme, Meltzer est un auteur venant typiquement du « milieu littéraire hors comics » avec une spécialisation dans un genre qu’il maîtrise à la perfection et qu’il injecte à sa manière chez des super-héros populaires en réussissant un coup de maître, noir et captivant (qu’il ne réitérera jamais) ! Même si, étonnamment, Crise d’identité est tout de même clivant chez certains lecteurs, considérant la fiction soit trop triste et sombre (meurtres, viols, lobotomies, tragédies multiples – et pour ajouter un peu de pathos, une des victimes attendait un enfant…), soit trop éloignée de l’ADN de l’éditeur (fini la légèreté et l’angélisme global qui primait durait des décennies) – sans compter la complexité (d’apparence seulement) d’y faire évoluer des personnes parfois peu connues ou oubliées. Malgré tout, le titre possède quelques moments un peu plus légers qui apporte une pause salutaire. Certains comparent l’œuvre à Watchmen, c’est un peu présomptueux même s’il y a des thématiques communes voire des segments graphiques (la fameuse photo de la ligue brisée).

Côté dessin, Ralph « Rags » Morales s’est échauffé sur plusieurs épisodes de la JSA et Hawkman avant d’attaquer Crise d’identité. C’est peut-être là le seul « point faible » du titre (on insiste sur les guillemets). Non pas que les coups de crayon de Morales soient mauvais mais les gros plans sur des visages et l’aspect « figé » de quelques scènes d’action cassent un peu l’ensemble. Bénéficiant d’un encrage de Michael Blair et d’une colorisation inégale d’Alex Sinclair, les planches sont parfois magnifiques mais, hélas, parfois un peu « cheap ».

Si la richesse chromatique est à saluer (pas de doute, nous sommes bien dans un comic book – l’orgie de couleurs dénote d’ailleurs avec la tonalité du propos mais c’est ce résultat hybride qui est si singulier et plaisant, comme pour Mad Love d’une certaine façon), elle est à déplorer sur les faciès et des ombrages de peau un peu étranges… Bien sûr, ces quelques défauts visuels n’entachent pas la qualité de l’ensemble mais évitent peut-être au livre d’être LE chef-d’œuvre ultime universel. On retient quelques moments iconiques : la mort de Sue dans les bras de Ralph, la scène de l’enterrement (cf. bas de la critique), Batman et Robin soudés, etc. De même, aussi bien graphiquement que scénaristiquement, il y a une sorte de déification (assumée) de Superman et Wonder Woman (et même Batman) : on les voit moins, parfois que leurs symboles, pour mieux faire comprendre qu’ils sont presque hors-jeux de tout cela. En résulte de superbes séquences et planches.

L’édition d’Urban Comics est relativement garnie. En plus des sept chapitres de la série principale, un épisode provenant de JSA (le #67) est intercalé entre les chapitres cinq et six. Interlude – L’autopsie est scénarisé par le prolifique Geoff Johns (avant qu’il signe Infinite Crisis et de nombreux titres phare chez DC : Doomsday Clock, Trois Jokers, Batman – Terre Un, Flashpoint, Justice League, Flash, Superman…) et dessiné par l’immense Dave Gibbons (Watchmen…) – malheureusement l’encrage et la couleur ne sont pas à la hauteur du talent de Gibbons mais ce n’est pas très important (cf. image ci-dessous).

Ce complément, comme son titre l’indique, revient sur l’autopsie de Sue et la première « révélation » de l’identité du coupable (dont le nom n’est pas révélé à ce moment-là). Pas forcément indispensable dans l’entièreté de l’histoire, ce chapitre permet d’offrir une sorte de « répit » avant la dernière ligne droite et complémente bien le reste.

Durant Crise d’identité, l’on rappelle au lecteur une ancienne péripétie durant laquelle « la société secrète des super-vilains » (sic) a réussi à se retrouver dans le corps des super-héros de la Justice League (et vice-versa) ! Cette histoire, intitulée Mascarade, avait réellement été publiée, dans trois chapitres de Justice League of America (#166-168), en 1979 ! Écrit par Gerry Conway (très productif chez DC et Marvel – la mort de Gwen Stacy chez Spider-Man, c’est lui) et dessiné par Dick Dillin (décédé peu après, en 1980, après une longue décennie à carburer pour tous les super-héros de DC Comics), cf. image ci-dessous. Clairement, Mascarade s’accorde mal après la lecture d’un récit nettement plus moderne, c’est un bonus sympathique mais qui n’a pas vraiment d’intérêt, peut-être qu’en l’enlevant ça aurait rendu le livre encore plus impactant, débarrassé du superflus peu pertinent en se concentrant sur l’essentiel ?

Enfin, Dans les coulisses de Justice League – Crise d’identité, revient longuement et textuellement sur l’envers du décor. Les deux auteurs derrière l’œuvre dévoilent foule de détails. On apprend quels acteurs ont inspiré Morales pour ses visages et corps (Brad Pitt par exemple !) mais, surtout, le processus de création, les envois de script, les inspirations pour certaines cases, les détails cachés mais cruciaux, et ainsi de suite. Une seconde lecture passionnante en quelques sorte ! La préface du livre a été rédigée par Joss Whedon, à l’époque où il n’était pas encore blacklisté du milieu.

Un point (anecdotique) à propos de la couverture. C’est Michael Turner (le sympathique Fathom, et l’incontournable Witchblade…) qui signe les couvertures des épisodes. Urban a choisi celle qui met en avant des super-héros qu’on peut juger de prime abord « secondaires » (il manque la célèbre trinité) mais qui sont au cœur du récit et, surtout, qui semblent cacher quelque chose – ce qui correspond bien à l’intrigue de Crise d’identité, in fine. C’est la favorite de Meltzer d’ailleurs, où l’on peut voir les yeux fermés de Barry et « les autres qui crèvent le quatrième mur en nous défiant avec leur secret ».

Néanmoins, trois autres couvertures, peut-être davantage plus « commerciales » sortent du lot (et, subjectivement parlant, sont plus soignées et jolies – cf. ci-dessous), sans compter celles reprises avec un filtre écarlate pour les nombreuses réimpressions en 2004 et 2005 face au succès du comic et aux ventes exceptionnelles (près de 300.000 préventes uniquement pour les deux premiers épisodes !). Toutes sont également proposées à la fin du livre.

Crise d’identité est donc un récit complet et accessible, incontournable pour n’importe quel fan de DC Comics. Malgré la grande galerie de protagonistes, la solide histoire – touchante voire bouleversante – peut se savourer qu’on soit néophyte ou passionné de longue date (on l’apprécie forcément davantage dans ce second cas mais ce n’est pas freinant). Haletante course contre la montre et habile crossover inaugurant une nouvelle « crise » mémorable et poignante, la bande dessinée enchaîne les tragédies et marque à jamais aussi bien ses héros de papier que son lecteur. Culte.

Les « suites » (et conséquences) d’Identity Crisis sont à trouver dans Flash mais surtout dans Countdown to Infinite Crisis, JSA et The OMAC Project. Ça tombe bien, tout ça est compilé dans le premier tome d’Infinite Crisis – Le projet O.M.A.C. (cf. le guide des crises DC Comics). Inutile de préciser que les relations seront tendues entre certains…

[À propos]
Publié chez Urban Comics le 25 janvier 2013.
Contient : Identity Crisis #1-7, JSA #67 et Justice League of America #166-168

Scénario : Brad Meltzer, Geoff Johns, Gerry Conway
Dessin : Rags Morales, Dave Gibbons, Dick Dillin
Encrage : Michael Blair, James Hodgkins
Couleur : Alex Sinclair, John Kalisz, Jerry Serpe

Traduction : Edmond Tourriol (Studio MAKMA)
Lettrage : Stephan Boschat (Studio MAKMA)

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Illustration de Morales qui recouvrait le coffret de l’édition US Absolute avec Extensiman au centre
et donc au dos du recueil qui fait la jonction entre les « réservistes » et la ligue (en couverture et en quatrième de couverture).