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Arkham Asylum (L’Asile d’Arkham)

Œuvre culte publiée fin 1989, offrant une approche inédite (surtout à l’époque) du Chevalier Noir, Arkham Asylum – éditée sous les titres Les Fous d’Arkham et L’Asile d’Arkham chez d’autres éditeurs – fait partie des comics Batman incontournables. Un voyage aux confins de la folie écrit par Grant Morrison avec une plongée singulière dans le célèbre établissement psychiatrique, guidée par le Joker et « rehaussé par la mise en images glaçante » de Dave McKean et son « assemblage de peintures, dessins, crayonnés et collages ». Un véritable « roman graphique » époustouflant.

[Résumé de l’éditeur]
Les patients de l’Asile d’Arkham se sont échappés de leurs cellules et tiennent le personnel de l’institut en otages. Leur unique requête en échange de la libération des prisonniers: que Batman pénètre dans l’asile et endure leur enfer quotidien. Persuadés que la place d’un homme habillé en chauve-souris est obligatoirement avec eux, les patients réservent à leur hôte une expérience qui le marquera longtemps.

[Résumé de la quatrième de couverture]
1920. Suite au décès de sa mère démente, Amadeus Arkham, brillant psychiatre, aménagea la demeure familiale en un établissement médical dédié à soigner la folie de ses patients. Il ne se doutait pas de l’enchainement d’événements alors mis en branle. Quelques décennies plus tard, l’Asile d’Arkham est devenu un lieu maudit de tous, un labyrinthe hanté par la folie des criminels qui y sont enfermés. Seul espoir en ces murs : celui que le chaos prenne un jour sa revanche. Ce jour est arrivé. Emmenés par le Joker, les patients de l’asile contraignent le Chevalier Noir à les rejoindre au cœur même d’Arkham.

[Début de l’histoire]
1901. Amadeus Arkham, jeune enfant, trouve sa mère malade, alitée et ayant avalée des cafards…
1920. L’homme retourne à sa demeure familiale qu’il souhaite modifier en asile psychiatrique.

De nos jours. Batman est convoqué par Gordon devant l’Asile d’Arkham. Les patients ont pris en otage le personnel de l’établissement ; ils réclament le Chevalier Noir en échange de la libération des prisonniers.

Le justicier s’engouffre dans l’asile, il suit le Joker et arpente les couloirs, croisant ses ennemis…

[Critique]
Livre atypique, bien loin des productions comics habituelles – on nomme d’ailleurs Dave McKean à l’illustration et non « au dessin » –, Arkham Asylum est un récit complet à la fois accessible et paradoxalement rebutant tant il ne correspond à aucune autre œuvre dans le genre. Le titre est porté par deux très enthousiastes jeunes artistes de l’époque, déniché par le responsable éditorial Karen Berger (qui signe la postface du titre – on y reviendra) : le scénariste écossais Grant Morrison, qui n’avait pas encore trente ans (!), et le plasticien, peintre, graphiste, dessinateur… Dave McKean, qui avait vingt-cinq ou vingt-six ans seulement !

Ensemble, le duo imagine une incursion inédite dans le célèbre asile avec un regard singulier. Nous sommes à la fin des années 1980 et l’industrie des comics vient d’être chamboulée avec The Dark Knight Returns (1986) et Watchmen (1987). Tout est désormais possible. Le Chevalier Noir traverse une période compliquée, très noire et violente avec, coup sur coup, Année Un sorti dans la foulée, en 1988 puis Un Deuil dans la Famille étalé entre 1988 et 1989 et, enfin, Killing Joke en 1989. Arkham Asylum vient enfoncer le clou, fin 1989, avec des critiques dithyrambiques et plus d’un demi million d’exemplaires écoulés (dont cent mille le jour de sa sortie !).

(Re)découvrir aujourd’hui ce « roman graphique » montre à quel point il passe brillamment l’épreuve du temps. Il est devenu un objet d’étude et de multiples analyses, une inspiration maîtresse pour le jeu vidéo éponyme, et a permis à son auteur d’évoluer dans le milieu des comics avant de revenir au Chevalier Noir des années plus tard dans un très long run complexe et révolutionnaire (la saga Grant Morrison présente Batman). L’Asile d’Arkham (un de ses autres titres) est relativement court (moins de cent pages – sans compter les fiches médicales des patients, incluant celle… de Batman !) et s’inscrit instantanément dans les indispensables productions sur le Chevalier Noir.

S’il ne raconte, in fine, pas grand chose de « traumatisant » dans la carrière du justicier – dans le sens où il n’en sera pas fait mention a posteriori, ou très peu –, la bande dessinée, très glauque, marque considérablement les esprits par son originalité graphique et scénaristique. Comme évoqué, elle assène aussi un enchaînement de titres remarquables qui ont mis à mal Bruce Wayne aussi bien physiquement que psychologiquement. D’une certaine manière, Arkham Asylum condense un peu tout cela pour en livrer une somme hybride, visuellement passionnante. Un songe d’effroi pour Batman, une sorte de cauchemar dont on ne ressort pas indemne.

Sous-titrée Une maison sérieuse pour des troubles sérieux (A Serious House on Serious Earth en VO), la fiction s’attarde sur l’origine de l’établissement ainsi que la folie de son propriétaire (brillamment utilisée tout au long de l’ouvrage) et de ses habitants. Ces éléments secondaires, majoritairement issus de flash-backs, croisent le « présent » dans lequel l’ombre de Batman arpente les murs et couloirs de l’asile. Du justicier, on ne distinguera jamais son visage ; seuls son masque, sa silhouette et sa cape perdurent tout le long, avec quelques échanges ciselés entre l’homme chauve-souris et son bestiaire de vilains – le Joker en premier lieu, inoubliable némésis effrayante durant cette histoire.

Le Clown occupe donc une place de choix, terriblement marquant, dangereux psychopathe, exubérant et drôle – l’un des meilleurs Joker mis en scène – mais la prestigieuse galerie d’antagonistes n’a pas à rougir des ses apparitions. Des séquences parfois courtes voire frustrantes (L’Épouvantail), fulgurantes (Double-Face), violentes (Killer Croc), glaçantes (Gueule d’Argile) ou un peu plus convenues (Le Chapelier Fou). Quelques têtes secondaires sont de la partie comme nous l’informe l’un des bonus de fin : Black Mask, Docteur Destin et Professeur Milo. Surtout, Maxie Zeus a carrément droit à un segment alors qu’il est loin d’être récurrent dans la chronologie de l’homme chauve-souris (Freeze ou Poison Ivy auraient magnifié encore plus cette sélection) mais peu importe, c’est une séduction narrative et graphique supplémentaire.

En dérivant dans le labyrinthique asile, Batman – à l’esprit torturé, évidemment – croise donc ses habituels figures du mal mais… il a peur de s’y sentir « chez lui » (un fou parmi les fous ?). C’est là tout le propos, plus ou moins subtil, qui relance le débat sur la folie éventuelle de Wayne et sa responsabilité dans la création des fous d’Arkham. Guidé par un Joker en roue libre (forcément), on suit avec tension et passion cette visite forcée. Les propos, souvent déstabilisants, sont accompagnés comme il se doit des illustrations de Dave McKean. Une plongée qui met mal à l’aise, un voyage nocturne où l’on se perd dans un dédale architecturale, comme son héros, et dans un flot de dialogues parfois obscurs, comme l’entièreté du lieu.

Bien sûr, Arkham Asylum n’est pas le point d’entrée idéal dans les comics de Batman, bien sûr le propos très sombre ne plaira pas à un jeune lectorat ou un autre venu chercher une aventure plus conventionnelle, bien sûr la proposition graphique freinera probablement certains acheteurs, bien sûr plus de trente ans après, il y a une impression de « déjà lu »… mais si tout cela vous est égal, alors il ne faut pas faire l’impasse sur ce chef-d’œuvre du neuvième art. À l’inverse de Batman – Ego qui a, lui, « mal vieilli » (sur son texte sous-jacent notamment), L’Asile d’Arkham traverse les âges sans prendre une ride. Il propose une écriture décousue, dans les débuts de la carrière de Grant Morrison (et son premier travail sur Batman) et un propos qui fait désormais partie de l’ADN de l’homme chauve-souris. Batman est-il fou ? Sa place est-elle aux côtés des patients d’Arkham ? Parfois entamée dans quelques précédentes itérations du mythe, l’idée trouve ici une place de choix, bien qu’un brin confuse mais sans que cela ne soit trop grave, il faut accepter d’être perdu dans la structure – narrative et graphique – à l’instar du justicier.

Le véritable tour de force du livre est sans conteste ses sublimes planches. Déboussolant le lecteur, Dave McKean insuffle son style unique et inimitable à travers une multitude de procédés : peinture, collages, photographies, crayonnés, dessins… « Une mise en images glaçante » comme le souligne l’éditeur. Pas d’effets numériques à l’époque, ni à l’encrage, ni à la colorisation. Chaque case est conçue comme un tableau, comme une œuvre d’art où déambule aussi bien le spectre soyeux de l’homme chauve-souris qu’une palette chromatique riche en nuances et en teintes. Les illustrations de cette critique donnent un bon aperçu de ce qui vous attend. C’est donc une lecture quasiment « expérimentale » qui est offerte et met mal à l’aise ; c’est sous ce prisme qu’il faut aborder la BD, au risque d’en être dérouté. À voir selon votre sensibilité donc… car si la forme avait été nettement plus classique, si les planches avaient bénéficés d’une production dite « mainstream », alors Arkham Asylum aurait nettement moins marqué les esprits.

Son atmosphère lugubre, ses cases morcelées, ses figures floutées, son équilibre mi-réaliste mi-onirique et tant d’autres instruments graphiques au service d’un ensemble abouti et maîtrisé forment une imagerie unique et intemporelle. Une esthétique soignée qui vaut à elle seule le détour, offrant une histoire contemplative où l’action est mise de côté, un éventail artistique à visiter autant qu’à décortiquer. Le style de McKean [1] se prête à merveille pour ce dédale mental et architectural. Mention spéciale au portrait effrayant et magistral du Joker.

Le lettrage est parfois dérangeant, notamment les majuscules en rouge sur fond sombre, gênant la lisibilité mais ce n’est pas très grave (chaque personnage a son propre lettrage personnalisé). Un travail qui semble assuré par Gaspar Saladino bien qu’il ne soit pas nommé dans les crédits mais uniquement mentionné dans la postface du responsable éditorial Karen Berger. Ce dernier revient sur les origines du projet : « le script de Grant peu traditionnel, ressemblant davantage à un scénario de film, l’ambiance étrange, horrifiante et hantée inventée par McKean », etc. Ce préambule ouvre une centaine de pages de bonus dont le commentaire du scénario initial par Morrison, ponctué des travaux de recherches et multiples dessins. Un complément passionnant ajouté pour les quinze ans d’une œuvre inspirée et inspirante [2].

En été 2017, Morrison annonçait une suite dessinée par Chris Burnham (les deux ont travaillé, entre autres, sur le segment Batman Incorporated du célèbre run de l’auteur). L’idée était de reprendre le Batman « du futur » imaginé par le scénariste dans Batman #666, c’est-à-dire Damian Wayne hyper violent. L’histoire se veut radicalement différente de celle de l’œuvre mère, lorgnant vers la science-fiction à la Philip K. Dick. Malheureusement trois ans plus tard, début octobre 2020, Morrison confiait que le comic book n’avançait pas très vite tant il était pris par ses obligations contractuelles d’écriture pour différents projets de séries TV. Néanmoins, il restait confiant et assurait qu’une petite trentaine de pages de scénario avaient été rédigées et qu’il les trouvait plutôt bonnes. Aujourd’hui, à bientôt mi-chemin de l’année 2022, soit cinq après l’annonce de cette fameuse suite, force est de constater qu’elle risque de ne plus voir le jour…

Difficile d’ajouter d’autres compliments à Arkham Asylum, même si l’on pourrait divulgâcher sa conclusion, en extraire quelques théories. Ce comic book est un voyage subjectif avant tout, une plongée viscérale qu’on apprécie d’entrée de jeu ou qui (nous) laisse sur le bord de route. Il est nécessaire, indispensable même, de le feuilleter avant d’envisager l’achat (20€, un prix raisonnable vu la richesse du contenu). Pas forcément accessible, ce n’est pas non plus l’idéal pour débuter les comics sur Batman (comme The Dark Knight Returns – tous deux étant de grands monuments incontournables mais à lire de préférence après s’être fait la main sur des titres plus abordables).

Malgré une réception générale d’Arkham Asylym parfois clivante, on considère sur ce site – vous l’aurez compris – ce « roman graphique » comme faisant partie des indispensables, dans le haut du panier des productions sur Batman (à l’inverse d’Ego, déjà cité, moins marquant à notre sens). Une expérience inédite, un chef-d’œuvre.

[1] À noter que l’art de McKean orne chaque couverture des tomes de Sandman, excellente série écrite par Neil Gaiman et disponible chez Urban Comics ou encore celles de Jamie Delano présente Hellblazer. McKean a aussi illustré de nombreux titres signés Gaiman : Orchidée Noire, Cages, Violent Cases, Des loups dans les murs

[2] Outre le jeu vidéo Arkham Asylum qui puisait une certaine partie de sa trame narrative dans ce « roman graphique », l’épisode 68 de la célèbre série d’animation de 1992, intitulé Procès (Trial en VO), reprend également des éléments du livre. Les ennemis emblématiques de Batman lui font un procès, l’accusant d’être responsable de leur folie. Il s’agit du troisième épisode de la seconde saison de Batman, la série animée.

Ci-dessous les quatre couvertures françaises précédemment publiées : Les Fous d’Arkham (Comics USA, 1990) et L’asile d’Arkham (Reporter, 1999 et 2004, Panini Comics, 2010).

[À propos]
Publié chez Urban Comics le 13 juin 2014.
Précédemment publié sous le titre Les Fous d’Arkham (Comics USA, 1990) et L’asile d’Arkham (Reporter, 1999 et 2004, Panini Comics, 2010).
Contient : Arkham Asylum : A Serious House on Serious Earth 15th Anniversary Edition.

Scénario : Grand Morrison
Dessin : Dave McKean

Traduction : Alex Nikolavitch
Lettrage : Moscow Eye

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