Un Deuil dans la Famille (+ Les Morts et les Vivants)

Récit emblématique de la mythologie du Chevalier Noir publié de 1988 à 1989, Un Deuil dans la Famille est considéré comme culte à bien des égards mais pas forcément de « la bonne manière ». Si le titre, écrit par Jim Starlin et superbement dessiné par Jim Aparo, s’inscrit évidemment comme un pan incontournable dans l’histoire de Batman, de(s) Robin, de Jason Todd et du Joker, il a rapidement « mal vieilli », principalement à cause de son contexte géopolitique (à tel point que son adaptation vidéo le supprime carrément) et tout simplement car il n’est pas de très grande qualité, in fine. Un Deuil dans la Famille, reste néanmoins à lire pour les fans de Batman et témoigne aussi d’un évènement éditorial inédit pour l’époque (les lecteurs ont voté pour le destin funeste de Jason Todd). Critique, contextualisation et explications.

À noter que le comic contient également les premiers pas de Tim Drake dans Les Morts et les Vivants, signés par d’autres pointures : Marv Wolfman (scénario), George Pérez (scénario et dessin), Jim Aparo à nouveau ainsi que Tom Grummett (dessin). C’est cet autre segment, important également dans l’histoire du Chevalier Noir, qui permet à l’ouvrage de faire partie des coups de cœur et justifie l’achat.

À gauche, la réédition 2017 avec la célèbre image iconique tirée de la tragédie de Batman et Robin.
À droite, la première édition d’Urban Comics (avril 2013) qui reprenait la couverture du troisième chapitre (Batman #428), dessinée par Mike Mignola.

[Résumé de l’éditeur]
Jason Todd, le deuxième Robin, retrouve la trace de sa mère, disparue depuis des années. Mais, au tournant, l’attend également le Joker, le pire ennemi de Batman… Le Chevalier Noir va connaître l’une des heures les plus tragiques de sa carrière. Un Batman peut-il poursuivre sa lutte sans un Robin à ses côtés ?

[Début de l’histoire – Un Deuil dans la Famille]
Suite au comportement impulsif de Jason Todd lorsqu’il endosse le costume de Robin, son père adoptif Bruce Wayne le suspend de ses fonctions de co-équipier. Batman opèrera seul le temps que le jeune homme gère mieux ses émotions.

Fou de rage, Jason déambule dans Gotham et repasse devant l’appartement de ses parents, tous deux décédés. Une voisine lui confie alors une boîte contenant quelques effets personnels des Todd. L’adolescent découvre que sa mère était en fait la compagne de son père et non sa « vraie mère biologique » ! Jason Todd enquête et identifie trois femmes susceptibles d’être sa mère biologique : une est en Israël, l’autre au Liban et la dernière en Éthiopie.

De son côté, le Joker a réussi à détourner un missile nucléaire et souhaite se lancer dans… la politique internationale ! Il compte vendre son arme à « des terroristes arabes ». Pour cela, il va au Liban.

Quant à Bruce/Batman, il est tiraillé entre retrouver son pupille qui a disparu et suivre le Clown Prince du Crime détenteur d’une arme atomique. Il choisit d’aller au Liban poursuivre sa némésis, sans se douter qu’il s’agit d’une des destinations où Jason Todd va également se rendre…

[Critique]
Il est presque sûr que chaque lecteur découvrant Un Deuil dans la Famille sait pertinemment qu’il va y lire la mort de Jason Todd, le second Robin. Entre le nom de l’œuvre, sa couverture, la préface de Jim Starlin qui en parle ouvertement et la connaissance de ce triste sort dans la culture « Batmanienne » voire populaire, difficile de partir sur une base vierge. Seuls les lecteurs de l’époque, fin 1988, on réellement vécu cette tragédie « en direct ».

Aujourd’hui, il est donc acté dès le départ que Todd va être tué par le Joker, qu’il n’y a pas d’autre issue possible (malgré son retour des années plus tard en Red Hood – on en reparlera). Aborder le comic book pose donc un problème de narration : on connaît déjà la destination, il faut donc espérer que le voyage soit réussi, soigné et « agréable ». Ce n’est malheureusement pas vraiment le cas…

Le récit se divise en quatre parties (les quatre épisodes de Batman #426 à #429), étalées en six chapitres distincts, couvrant environ 135 pages. La première partie pose les enjeux de l’histoire efficacement et rapidement ; elle élimine ensuite une menace (le Joker et son missile nucléaire) et une des trois femmes potentiellement mère biologique de Todd. La seconde partie poursuit l’enquête autour de l’identité de la mère de Todd et contient la mise à mort « très graphique » de ce Robin (on y reviendra)… La troisième partie est la douloureuse découverte du cadavre par Batman (le chapitre #428, probablement le plus réussi du livre et tristement célèbre). Enfin, la quatrième partie correspond à l’affrontement final entre le Joker, ambassadeur iranien à l’ONU, bénéficiant d’une immunité diplomatique !

L’arc se déroule peu après Killing Joke auquel le titre fait référence plusieurs fois et poursuit, ainsi, l’enchaînement de titres noirs et violents autour du Chevalier Noir publiés à la fin des années 1980, certains s’inscrivant dans sa chronologie, d’autres restant en marge : The Dark Knight Returns (1986), Année Un (1987), Killing Joke donc (1988) et juste avant Arkham Asylum (1989). À noter que les couvertures sont signées Mike Mignola, dessinateur du moyen Gotham by Gaslight dans la même période (1989) puis scénariste du très sympathique La malédiction qui s’abattit sur Gotham (2000).

Le gros souci d’Un Deuil dans la Famille se situe dès son postulat de départ : l’incursion d’une aventure de Batman (qui va, en plus, s’inscrire comme l’une des plus violentes, traumatisantes et importantes dans sa mythologie) dans un cadre géopolitique « réel » de notre propre monde, à savoir le terrorisme islamiste, le peuple chiite et autres conflits complexes au Moyen-Orient. La BD évoque carrément la prise d’otage dans l’ambassade des États-Unis à Téhéran (brillamment mise en scène et vulgarisée dans le film Argo – dont on conseille la version longue) et une alliance entre le Joker et le dictateur Khomeini ! (C’est comme si, une douzaine d’années plus tard, peu après les attentats du 11 septembre, Batman se serait rendu au Pakistan avec Tim Drake. Double Face se serait allié avec Oussama Ben Laden et aurait tué cet autre Robin par exemple.) Était-ce l’idéal de mélanger cet aspect « réel et violent » avec la mort d’un personnage « fictif et populaire » ? Était-ce vraiment nécessaire ? Ce parti pris scénaristique volontaire apporte donc un lot de bizarreries qui tranche radicalement avec ce qu’on connaissait de l’homme chauve-souris jusqu’à présent. C’est clairement casse-gueule, au mieux maladroit, au pire provocateur. Pour plusieurs raisons évidentes.

Tout d’abord, la fiction s’inscrit automatiquement « à un instant T » et, de facto, sera difficilement intemporel. Elle passera moyennement l’épreuve du temps, faute à ce renvoi d’actualité très précis dans laquelle on l’identifie. Ensuite, mêler de véritables crimes et situations tragiques au sein d’une œuvre puisant – normalement – dans l’imaginaire (sans pour autant ne pas être plausible ou réaliste bien sûr), lui enlève toutes ses fonctions « escapistes » visant à ouvrir une parenthèse fictive pour ses héros de papier. Enfin, et c’est un certain paradoxe, le risque de complètement casser « la suspension volontaire de l’incrédibilité » est très élevé. Impossible de mettre de côté les maladresses ou défauts d’une œuvre qui permettent de se plonger dedans en acceptant ces écarts pour une saine lecture ou compréhension. Mélanger un univers fantasmé avec des éléments particuliers du notre est un pari risqué. Comme dit : ici ça ne « prend pas ». Batman n’avait jamais affronté des « vrais » terroristes et le Joker ne s’était jamais immiscé au Moyen-Orient pour flirter avec eux. Le nommer ambassadeur « de la République Islamique d’Iran » est une idée plutôt naze (assez choquante au demeurant mais pas interdite donc pourquoi pas – autant lui accorder une immunité diplomatique (car cet élément est intéressant en revanche) mais venant d’un autre pays, imaginaire). Cela aurait pu fonctionner mais il aurait fallu un filtre nettement plus « réaliste » que ce qui est proposé ici (le loufoque et excentrique Joker à l’ONU, carrément ?! Allons bon…). On dirait presque une blague de mauvais goût… du Joker ?

C’est bien dommage car certaines choses fonctionnent très bien au demeurant, l’idée d’une mère biologique de Jason, un certain retournement de situation peu prévisible, la mise à mort du jeune pupille, l’audace (et le choc) d’acter le décès dans la mythologie du Chevalier Noir, la relation Bruce/Jason pour laquelle l’empathie du lecteur est mise à rude épreuve (impossible de ne pas avoir envie de gifler Jason puis l’instant d’après de le réconforter, impossible aussi de ne pas apprécier les moments d’accalmie entre les deux, voire leur complicité).

Malheureusement, ces bons éléments souffrent d’un rythme en demi-teinte où chaque chapitre ne peut s’empêcher de démarrer par un récapitulatif des précédents… Plombant d’entrée de jeu l’histoire au demeurant haletante mais parfois pénible à suivre. Les pensées subjectives ou narratives répétant ou expliquant l’action – comme beaucoup de titres de l’époque – accentuent également cette certaine « lourdeur ». Et bien sûr, tout ce qui était évoqué en amont vient aussi gâcher cette immersion (le contexte géo-politique, les lieux, etc.). Pire : dans ce qui se doit d’être austère, quelques éléments risibles (le BatPlane et autres dialogues moyennement convaincants) mettent à mal un récit déjà bien « pesant ». Il ne faut/fallait pas s’attendre à une mort programmée et organisée par le Joker, dans le but de rendre fou le Chevalier Noir, non, il s’agit « sommairement » d’une succession de combat dans le cadre qu’on connaît avec un Clown devenu un étrange terroriste… Au-delà de la qualité intrinsèque du titre, force est de constater que la déception est de mise, même si on avait peu d’attente quant à l’exécution de Robin. Faute aussi (en France tout du moins) à une faible propositions de matériel édité gravitant autour de l’époque Jason Todd en Robin ; difficile d’être extrêmement attaché à ce protagoniste – que beaucoup liront/découvriront pour la première fois ici – même si les quatre chapitres arrivent à bien cerner sa personnalité, remaniée depuis quelques temps en coulisse et causant son impopularité croissante (voir explications plus bas).

En piochant dans les quelques bonnes idées distillées, il y avait de quoi rendre l’œuvre davantage « indispensable ». Elle l’est d’une certaine manière bien sûr, on parle tout de même de la mort de Robin/Jason Todd (cela reste un moment charnière dans la mythologie de Batman, aux longues conséquences) mais manque le coche pour être à la fois incontournable ET un bon comic book. Reste tout de même les superbes planches de Jim Aparo, très en forme, instaurant de belles compositions, aux visages expressifs, aux scènes d’anthologie comme presque l’entièreté de l’épisode #428 avec l’homme chauve-souris déambulant dans les décombres de l’explosion tout en se remémorant ses souvenirs avec Jason puis la découverte du cadavre, dans une pleine planche inoubliable (cf. bas de cette page). Un chapitre qui fait partie des meilleurs de toute l’histoire du Chevalier Noir, sans aucun doute, l’un des plus marquants.

L’illustrateur signe de belles séquences qui ont nourri la postérité (on retient aussi davantage la mort hors-champ de Jason avec le pied-de-biche du Joker que ce dernier en tunique iranienne ou le duo dynamique frappant des terroristes). Seule la colorisation, très propre et « fonctionnelle » au demeurant – assurée par Adrienne Roy – est un peu trop « vive » et dénote avec la dramaturgie mise en scène.

La mort de Jason Todd n’est pas « complètement » issue de l’esprit du scénariste Jim Starlin et du responsable éditorial de l’époque Dennis O’Neil – adepte de remanier les figures iconiques de DC « aux bouleversements sociaux de l’époque ». En effet, ce sont les lecteurs eux-mêmes qui ont eu la possibilité de voter pour sceller le sort de Robin, ils sont complices de ce meurtre ! O’Neil revient longuement sur cet évènement inédit dans une passionnante préface rédigée en avril 1990. Il évoque le parcours éditorial de Robin, d’abord avec le personnage du flamboyant Dick Grayson. Arrivé dans Detective Comics #38, en 1940, un an à peine après la création de Batman, le jeune prodige évolue aux côtés de son mentor jusqu’en 1983 avant de s’émanciper et devenir Nightwing. Il est remplacé dans la foulée (Detective Comics #524) par Jason Todd, imaginé par Gerry Conway et Don Newton. Tous deux « ne cherchaient pas à innover [mais] à combler un vide », d’où la biographie assez proche de Grayson… « Leur ordre de mission était simple : trouvez-nous un nouveau Robin, et sans faire de vagues » précise Dennis O’Neil.

Trois ans plus tard, en 1986, l’auteur Max Allan Collins veut améliorer Jason Todd et propose de faire de lui un gosse des rues avec des parents criminels, une opposition à Batman en somme. Malheureusement, ça ne prend pas. De moins en moins populaire, le nouveau Robin – initialement simple décalque du précédent – devenu trop impulsif voire antipathique, n’était plus vraiment « accepté » dès l’instant où il commençait à avoir sa propre personnalité (!). Au lieu de le retirer des comics, il est décidé de possiblement le tuer. C’est là qu’intervient l’expérience « le coup de téléphone ». Simple, efficace. Comme Todd était peu apprécié, le staff éditorial de DC Comics (incluant O’Neil) opte pour une mécanique inédite : le public va décider si Robin va vivre ou mourir. « Nous placions Jason dans une explosion, et donnions deux numéros de téléphone aux lecteurs [en quatrième de couverture de Batman #427]. S’ils appelaient le premier, ils votaient pour la survie de Jason. S’ils appelaient le deuxième, Robin ne s’en sortait pas vivant. » Apparemment, 5.343 personnes ont voté contre et 5.271 pour, soit plus de 10.600 lecteurs qui se sont prêtés au jeu durant 36 heures (du à 20h), récoltant seulement 72 voix d’écart entre les deux choix ! La réception de ce procédé fut clivante, ce système interactif était jugé intéressant et audacieux par certains, cynique et dégueulasse pour d’autres (incluant Frank Miller !) voire… truqué (sans compter les critiques à propos du numéro de téléphone qui était surtaxé – 0,50$ l’appel) ! La légende raconte qu’O’Neil a lui-même appelé pour sauver Jason. Deux versions du chapitre #428 furent établies au cas où. Une des planches – dans laquelle Batman annonce que Robin est vivant – fut même dévoilée/recyclée bien plus tard, en 2006 dans Batman Annual #25, en évoquant le retour de Todd par un échange des lignes temporelles (illustration visible dans l’édition d’Urban Comics).

Une mort dans les comics est rarement « définitive ». Todd n’y fit pas exception mais pour le meilleur cette fois. Il réapparait en 2003, près de quinze ans après sa disparation, dans l’excellent Batman – Silence (Hush). Même s’il s’agit de Gueule d’Argile qui a pris son apparence, le doute plane… On ignore aussi si, à ce moment précis, le retour « définitif » est prévu ou si c’était simplement un clin d’œil à un « vieux » protagoniste un peu oublié. Néanmoins, cette apparition a des allures de prophétie car dans L’Énigme de Red Hood, grande saga publiée dès fin 2004 (entamée dans #Batman 635) et qui s’étalera tout au long de l’année 2005, on scelle pour toujours le retour de Todd, qui officie en costume et sous un heaume écarlate et se fait appelé Red Hood – nom emprunté au premier costume de l’homme qui l’a tué : le Joker.

En 2010, le segment Red Hood : The Lost Days (Jours Perdus, inclut dans L’Énigme de Red Hood) lève le voile sur la résurrection de Jason. Le jeune homme devient un antagoniste, tantôt mercenaire indépendant, tantôt allié à la Batfamille mais aux méthodes radicales. Il a sa propre série, Red Hood and the Outlaws notamment (disponible en deux tomes chez nous) et occupe une place de choix dans le superbe jeu vidéo Arkham Knight (sous le masque du Chevalier d’Arkham) – rôle repris dans la bande dessinée éponyme mais malheureusement annulée après un tome par Urban Comics. Red Hood/Jason Todd apparaît dans divers titres et ses échanges avec Damian Wayne sont souvent jubilatoires – tous deux étant nettement plus radicaux que leurs aînés ! Citons également l’adaptation vidéo d’Un Deuil dans la Famille où l’on peut retrouver le personnage dans un film interactif où plusieurs cheminements narratifs sont possibles, reprenant des extraits d’une autre adaptation : Batman et Red Hood : sous le masque rouge. Une expérience originale qui permet de renouer un peu avec le système de vote mis en place des années plus tôt.

Retour au comic book. Malgré tous les défauts évoqués, Un Deuil dans la Famille est important dans la mythologie de Batman. Il est donc primordial de le connaître, de le lire… mais à quel prix ? Heureusement, un autre récit complète celui-ci, justifiant finalement l’achat (23€) et le nombre de pages (un peu moins de 300 au total) : Les Morts et les Vivants. C’est dans cette histoire qu’apparaît Tim Drake pour la première fois car le staff DC Comics (y compris O’Neil) comprend que Batman sans Robin ne fonctionne pas. Mais pas question de réitérer les erreurs commises avec Todd, il faut soigner l’arrivée de ce nouveau Robin.

« Comment créer Robin 3 sans générer l’hostilité qui avait pourri la vie de Jason ? » interroge le responsable éditorial (toujours dans la préface). Grâce à Dick Grayson. Si Todd était l’usurpateur alors il fallait lier Tim à Dick, « que Robin 3 recevait l’approbation de son prédécesseur ». Pour cela, Marv Wolfman était l’auteur providentiel : depuis dix ans il travaillait sur Dick et avait co-créé New Teen Titans avec George Pérez. Ainsi, Tim Drake fait ses premiers pas dans une saga publiée dès 1989, aussi bien dans The New Titans (#60-61) que la série classique Batman (#440-442), onze numéros après la mort de Todd, soit moins d’un an plus tard. Critique ci-après.

[Début de l’histoire – Les Morts et les Vivants]
Après la mort de Jason Todd, Bruce Wayne sombre de plus en plus… Brisé et anéanti, il enchaîne les envolées nocturnes sous son masque de Batman, plus violent que jamais. Alfred tende de le soigner et essaie de raisonner son maître, en vain.

En parallèle, le milliardaire se fâche avec Dick Grayson. Ce dernier disparaît quelques temps de ses fonctions au sein des Titans. Grayson s’est simplement éclipsé au cirque Haly, implanté en ville et en bien mauvais état.

Dans l’ombre, un mystérieux jeune homme suit discrètement Bruce, Batman, Dick et Nightwing. Il a bien compris la double identité de chacun et, depuis le meurtre de Todd, souhaite que Dick redevienne Robin afin que Batman redevienne plus stable.

En parallèle, Double-Face est de retour à Gotham City, bien décidé à tuer le Chevalier Noir…

[Critique]
Comment « remplacer » Robin sans doublonner avec Dick Grayson et Jason Todd ? En créant un nouveau personnage proche des deux autres tout en étant différent… C’est le pari réussi de Marv Wolfman qui préfère d’entrée de jeu concevoir un Robin qui ne cherche pas à voler la vedette à Batman mais « simplement et banalement » à l’épauler, à le canaliser. Quand il créé Tim Drake (Tim pour… Tim Burton, qui préparait alors sur son film !), le scénariste Wolfman (habitué à travailler sur les Titans et surtout sur Dick – qui signe une introduction rédigée en 2011) ne lui appose pas de traumatismes : ses parents sont en vie (tout du moins pour l’instant…), sa famille et ses amis n’ont pas de problèmes en particulier. En cela, Drake n’a rien d’un écorché (comme Todd) ni de revanche à prendre ou de deuil à surmonter (comme Grayson).

Le jeune adolescent bénéficie immédiatement d’un capital sympathie élevé : c’est un excellent détective, il voue une admiration sans faille au duo de justiciers qu’il a vu évoluer, etc. Seule ombre au tableau : il s’agit encore d’un garçon aux cheveux bruns. Quitte à concevoir un « Robin 3 », pourquoi ne pas le démarquer physiquement ? Pour que les ennemis de Batman ne comprennent pas qu’il s’agit d’un autre acolyte ? On chipote mais c’est un petit peu dommage.

Côté histoire, co-écrite avec George Pérez (qui dessine aussi, on y reviendra), on navigue cette fois entre deux périples : l’un suivant Dick puis Tim, l’autre Batman et Double-Face. Quand tout le monde se rencontre et converge vers les premiers pas de Drake en Robin, c’est… réjouissant ! Assister à cet instant mythique et particulièrement réussi rehausse le niveau qualitatif de l’ensemble de l’ouvrage. Car si Un Deuil dans la Famille souffrait de nombreux défauts, Les Morts et les Vivants, lui, en a peu : le rythme est très bien dosé, la narration haletante, l’intrigue assez surprenante, les personnages sont attachants, on retrouve la « charmante » Gotham et d’autres éléments inhérents à l’ADN de Batman. La sempiternelle interrogation « d’utiliser » un enfant ou un adolescent dans la croisade du justicier trouve une certaine réponse mais continue de hanter l’homme chauve-souris – qui restera terriblement marqué et affecté par la perte de Todd, dont il s’estime responsable.

Les cinq épisodes se dévorent et les quelques incursions côté Titans (la bande dessinée jongle entre deux séries, The New Titans et Batman) sont très accessibles et ne gênent en rien la lecture si on n’est pas familier de cet (autre) univers. Seul le costume de l’époque de Nightwing a mal vieilli, le reste est toujours passionnant. Double-Face est plutôt soigné même si, là aussi, cela fait un peu redite par rapport à Grayson qui affrontait Dent à ses débuts (cf. Robin – Année Un). On apprécie également la présence soutenue d’Alfred, qui vient même prêter main forte au combat !

Côté dessins, on retrouve Jim Aparo pour les trois chapitres de Batman, rien à redire, l’artiste découpe avec maestria ses scènes d’action et offre de belles expressions sur les visages de ses personnages avec une fluidité et lisibilité exemplaires. Seules quelques cases sont assez pauvres en décors (déjà dans le titre précédent) mais c’est compensé par la vivacité de séquences moins contemplatives. George Pérez et Tom Grummett travaillent en binôme sur les deux épisodes de The New Titans (deux et demi si on inclut quelques pages d’un prologue issues de la même série mais croquées par Aparo). Les artistes parviennent à conserver une homogénéité graphique très appréciable, aussi bien au niveau des traits que de l’atmosphère visuelle globale. Ils sont grandement aidés par la colorisation d’Adrienne Roy (qui officiait déjà sur le titre précédent avec Aparo). En ultime bonus : un court chapitre dessiné par Lee Weeks et écrit par James Robins, À marquer d’une pierre blanche (Legends of the Dark Knight #100) qui montre Todd enfiler son costume de Robin pour la première fois puis sa mort… La sublime image de fin (l’avant-dernière de cette critique sur fond blanc) reste dans les mémoires.

En synthèse, le livre Un Deuil dans la Famille EST indispensable dans la chronologie de Batman pour ces deux évènements majeurs (la mort de Jason Todd et l’arrivée de Tim Drake – qui sera le premier Robin a bénéficié d’une série à son propre nom de justicier, avant de devenir Red Robin, cédant sa place à Damian Wayne) MAIS ne peut pas être considéré comme un incontournable à posséder impérativement du fait de la qualité moyenne de sa première histoire. C’est tout le paradoxe de la fiction : elle demeure importante et aura plusieurs conséquences sur l’évolution du Chevalier Noir mais elle n’est pas un chef-d’œuvre… Classons là tout de même dans les coups de cœur du site, principalement pour Les Morts et les Vivants et son statut particulier de son autre titre dans la culture « Batmanienne » !

[À propos]
Publié chez Urban Comics le 26 avril 2013 puis réédité le 31 juillet 2017.
Précédemment publié chez Semic en 2003.

Scénario : Jim Starlin, Marv Wolfman, Georges Pérez
Dessin : Jim Aparo, Geroge Pérez, Tom Grummett
Encrage : Mike DeCarlo, Bob McLeod, Romeo Tanghal
Couleur : Adrienne Roy, Lovern Kindzierski

Traduction : Alex Nikolavitch
Lettrage : Stephan Boschat – Studio Makma

Contient Batman #426-429 (Un Deuil dans la Famille) puis Batman #440-442, The New Titans #55 et #60-61 (Les Morts et les Vivants), Legends of the Dark Knight #100

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La malédiction qui s’abattit sur Gotham

Quand le créateur d’Hellboy, Mike Mignola, s’attaque à Batman, il dessine en 1989 l’atypique (et très inégal) Gotham by Gaslight. Au début des années 2000, il revient travailler sur le Chevalier Noir mais cette fois uniquement au scénario, il écrit – avec Richard Pace – le récit complet La malédiction qui s’abattit sur Gotham, illustré par Troy Nixey.

[Résumé de l’éditeur]
Gotham City, les années 1920. Alors qu’un chalutier ramène dans ses cales une découverte archéologique majeure extraite des glaces du Grand Nord, un mal semble se répandre et contaminer lentement la grande métropole et ses habitants. Confronté aux plans du puissant sorcier Ra’s al Ghul, Batman semble être le seul capable à pouvoir empêcher le retour sur Terre d’entités cosmiques belliqueuses.

[Début de l’histoire]
1928, Bruce Wayne part en expédition en Antarctique pour secourir Cobblepot, en vain puis revient à Gotham City, vingt ans après avoir quitté cette ville. Accompagné de ses compagnons d’infortune, Dick, Jason, et Tim, ils ramènent un homme (ou une créature ?) qui semble survivre dans le froid glacial, dans la cale de leur bateau. Alfred accueille Wayne dans son ancienne demeure, où un certain Kirk Langstrom les attend, ligoté sur une chaise !

En parallèle, Jason Blood révèle quatre mystérieux « éléments » à Bruce et Harvey Dent se présente aux élections municipales.

Convié par Oliver Queen à un dîner, Bruce pense que son ami lui cache quelque chose… Il endosse sa cape de Batman pour enquêter sur les dernières recherches de Langstrom mais une mystérieuse jeune femme, accompagnée d’une créature reptilienne se dresse en travers son chemin.

[Critique]
L’incursion de Batman dans le registre purement fantastique (horreur, ésotérisme, magie, surnaturel, occultisme, spiritisme…) est toujours délicat et rarement réussi ou en tout cas pas totalement convaincant (Les patients d’Arkham, Damned, La nouvelle aube…). Lorsqu’il est pleinement assumé, dévoilé d’entrée de jeu ou sert de ressort narratif pertinent, alors la fiction s’en sort grandie et bien plus palpitante (comme dans Batman Vampire apparemment – toujours pas chroniqué). C’est le cas pour La malédiction qui s’abattit sur Gotham, ouf !

Ici, comme son titre l’indique, une malédiction va s’étendre sur la ville, de multiples façons : apparition de nombreux reptiles, mutations et transformations de certaines personnes, incantations et rituels divers, etc. La transposition de l’univers « Batmanien » à la fin des années 1920 propose un cadre inédit et agréable, rappelant un peu la précédente œuvre de Mignola sortie en 1989 : Gotham by Gaslight (qu’on ne trouve pas exceptionnel, in fine). Un nouvel elseworld gothique dans lequel beaucoup d’éléments classiques du Chevalier Noir apparaissent très tôt, principalement par le biais de son entourage (Alfred, Gordon, Dick, Jason, Tim, Barbara…), de ses ennemis (Freeze, les Ghul, le Pingouin, Man-Bat, Double-Face…) et d’autres figures de DC Comics (le démon Etrigan (Jason Blood), Swamp Thing – à moins que ce soit Killer Croc ?, etc.). Étonnamment, le Joker n’est pas présent mais pour une fois, ce n’est pas plus mal !

Ce petit monde évolue dans une Gotham toujours lugubre, parfois steampunk, visuellement très aboutie dans tous les cas. Le récit est bien rythmé, les trois chapitres (environ 150 pages) sont haletants. Si le premier tiers de la bande dessinée (correspondant plus ou moins au bloc de texte « Début de l’histoire » de cette critique) est assurément le moins bon (faute aux nombreux visages humains grossièrement croqués – on y reviendra), les deux suivants sont un régal pour leur proposition graphique inédite pour un titre Batman, ainsi qu’une succession de scènes pas forcément surprenantes mais qui restent efficaces. Surtout, le Chevalier Noir y est quasiment sous son masque tout le long, gommant ainsi le gros défaut de la BD : les bouches et les visages, disproportionnés, souvent loupés et peu marquants ou reconnaissables. Attention, le Chevalier Noir utilise une arme à feu, brisant une règle fondamentale du justicier sans que cela soit réellement justifié…

Mignola et Pace écrivent une tragédie en plusieurs actes, puisant dans le bestiaire DC à leur sauce et se faisant clairement plaisir pour réinventer les grandes lignes de la Bat-Famille, avec cette fameuse malédiction multiple qui permet de se lâcher visuellement. C’est là où Troy Nixey intervient pour le meilleur et pour le pire… On retient les planches où se mêlent créatures, assauts reptiliens de toutes tailles, chauves-souris et démons géants (issus de l’imaginaire ou non), son Batman costumé sombre et perfectible. Les amateurs d’horreurs seront servis, ne serait-ce qu’avec cette version déroutante et cauchemardesque de Double-Face (cf. bas de cette page) !

Hélas, comme brièvement évoqué plus haut, dès que Nixey croque les visages d’humains, on peine à les apprécier à cause de leur difformité ou les bouches quasiment batraciennes, rappelant l’horrible Année 100. C’est dommage, car sans cela, La malédiction qui s’abattit sur Gotham, serait probablement devenu culte et fortement apprécié [1]. L’esprit « pulp » sied plutôt bien à l’atmosphère pesante et ses démons tentaculaires sortis de nulle part.

Le scénario n’est pas sans défauts non plus : les séquences de rituels sont trop longues et pénibles à lire, certains antagonistes rapidement sacrifiés ou faisant de la figuration et les personnages peu attachants au global. Néanmoins, dans une mythologie souvent cloisonnée, cette itération très « lovecraftienne » [2] est un régal pour les fans du genre. Une curiosité à découvrir si vous êtes friands de ces ambiances (et graphismes, bien sûr). Presque un coup de cœur malgré tout…

Après l’histoire principale, l’ouvrage propose Sanctuaire, épisode écrit à nouveau par Mignola en binôme avec Dan Raspler. Cette fois, Mike Mignola dessine intégralement ce chapitre publié initialement en 1993 (Batman : Legends of the Dark Knight #54). Lorsque Batman tue accidentellement un criminel qui cherchait du sang, le justicier s’engouffre dans un cauchemar face à un nécromancien qui le défie… Une plongée mi-onirique, mi-horrifique, sans grand intérêt niveau scénario mais séduisant sur la forme, donc les planches de Mignola et la colorisation de Mark Chiarello, offrant de jolis moments assez rares pour du Batman.

[1] Le livre se clôt avec des bonus inédits : les premières pages de La malédiction qui s’abattit sur Gotham dessinées par… Richard Pace ! En effet, le co-scénariste devait entièrement être aux pinceaux à la base. Son trait beaucoup plus réaliste et précis que celui de son compère Troy Nixey frustre davantage tant on aurait pu avoir quelque chose de plus « beau » en résultat final.

[2] Alex Nikolavitch, auteur et traducteur de comics (dont La malédiction…) dresse une liste des hommages de Mignola à Lovecraft dans une longue introduction intitulée Des tentacules à Gotham.

[À propos]
Publié chez Urban Comics le 2 mai 2016.
Contient : Batman : The Doom That Came To Gotham TPB (#1-3) et Batman : Legends of the Dark Knight #54

Scénario : Mike Mignola et Richard Pace, Mike Mignola et Dan Raspler
Dessin : Troy Nixey, Mike Mignola
Encrage : Dennis Janke
Couleur : Dave Stewart, Mark Chiarello

Traduction & introduction : Alex Racunica Nikolavitch
Lettrage : Calix Ltée, Île Maurice

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Arkham Asylum (L’Asile d’Arkham)

Œuvre culte publiée fin 1989, offrant une approche inédite (surtout à l’époque) du Chevalier Noir, Arkham Asylum – éditée sous les titres Les Fous d’Arkham et L’Asile d’Arkham chez d’autres éditeurs – fait partie des comics Batman incontournables. Un voyage aux confins de la folie écrit par Grant Morrison avec une plongée singulière dans le célèbre établissement psychiatrique, guidée par le Joker et « rehaussé par la mise en images glaçante » de Dave McKean et son « assemblage de peintures, dessins, crayonnés et collages ». Un véritable « roman graphique » époustouflant.

[Résumé de l’éditeur]
Les patients de l’Asile d’Arkham se sont échappés de leurs cellules et tiennent le personnel de l’institut en otages. Leur unique requête en échange de la libération des prisonniers: que Batman pénètre dans l’asile et endure leur enfer quotidien. Persuadés que la place d’un homme habillé en chauve-souris est obligatoirement avec eux, les patients réservent à leur hôte une expérience qui le marquera longtemps.

[Résumé de la quatrième de couverture]
1920. Suite au décès de sa mère démente, Amadeus Arkham, brillant psychiatre, aménagea la demeure familiale en un établissement médical dédié à soigner la folie de ses patients. Il ne se doutait pas de l’enchainement d’événements alors mis en branle. Quelques décennies plus tard, l’Asile d’Arkham est devenu un lieu maudit de tous, un labyrinthe hanté par la folie des criminels qui y sont enfermés. Seul espoir en ces murs : celui que le chaos prenne un jour sa revanche. Ce jour est arrivé. Emmenés par le Joker, les patients de l’asile contraignent le Chevalier Noir à les rejoindre au cœur même d’Arkham.

[Début de l’histoire]
1901. Amadeus Arkham, jeune enfant, trouve sa mère malade, alitée et ayant avalée des cafards…
1920. L’homme retourne à sa demeure familiale qu’il souhaite modifier en asile psychiatrique.

De nos jours. Batman est convoqué par Gordon devant l’Asile d’Arkham. Les patients ont pris en otage le personnel de l’établissement ; ils réclament le Chevalier Noir en échange de la libération des prisonniers.

Le justicier s’engouffre dans l’asile, il suit le Joker et arpente les couloirs, croisant ses ennemis…

[Critique]
Livre atypique, bien loin des productions comics habituelles – on nomme d’ailleurs Dave McKean à l’illustration et non « au dessin » –, Arkham Asylum est un récit complet à la fois accessible et paradoxalement rebutant tant il ne correspond à aucune autre œuvre dans le genre. Le titre est porté par deux très enthousiastes jeunes artistes de l’époque, déniché par le responsable éditorial Karen Berger (qui signe la postface du titre – on y reviendra) : le scénariste écossais Grant Morrison, qui n’avait pas encore trente ans (!), et le plasticien, peintre, graphiste, dessinateur… Dave McKean, qui avait vingt-cinq ou vingt-six ans seulement !

Ensemble, le duo imagine une incursion inédite dans le célèbre asile avec un regard singulier. Nous sommes à la fin des années 1980 et l’industrie des comics vient d’être chamboulée avec The Dark Knight Returns (1986) et Watchmen (1987). Tout est désormais possible. Le Chevalier Noir traverse une période compliquée, très noire et violente avec, coup sur coup, Année Un sorti dans la foulée, en 1988 puis Un Deuil dans la Famille étalé entre 1988 et 1989 et, enfin, Killing Joke en 1989. Arkham Asylum vient enfoncer le clou, fin 1989, avec des critiques dithyrambiques et plus d’un demi million d’exemplaires écoulés (dont cent mille le jour de sa sortie !).

(Re)découvrir aujourd’hui ce « roman graphique » montre à quel point il passe brillamment l’épreuve du temps. Il est devenu un objet d’étude et de multiples analyses, une inspiration maîtresse pour le jeu vidéo éponyme, et a permis à son auteur d’évoluer dans le milieu des comics avant de revenir au Chevalier Noir des années plus tard dans un très long run complexe et révolutionnaire (la saga Grant Morrison présente Batman). L’Asile d’Arkham (un de ses autres titres) est relativement court (moins de cent pages – sans compter les fiches médicales des patients, incluant celle… de Batman !) et s’inscrit instantanément dans les indispensables productions sur le Chevalier Noir.

S’il ne raconte, in fine, pas grand chose de « traumatisant » dans la carrière du justicier – dans le sens où il n’en sera pas fait mention a posteriori, ou très peu –, la bande dessinée, très glauque, marque considérablement les esprits par son originalité graphique et scénaristique. Comme évoqué, elle assène aussi un enchaînement de titres remarquables qui ont mis à mal Bruce Wayne aussi bien physiquement que psychologiquement. D’une certaine manière, Arkham Asylum condense un peu tout cela pour en livrer une somme hybride, visuellement passionnante. Un songe d’effroi pour Batman, une sorte de cauchemar dont on ne ressort pas indemne.

Sous-titrée Une maison sérieuse pour des troubles sérieux (A Serious House on Serious Earth en VO), la fiction s’attarde sur l’origine de l’établissement ainsi que la folie de son propriétaire (brillamment utilisée tout au long de l’ouvrage) et de ses habitants. Ces éléments secondaires, majoritairement issus de flash-backs, croisent le « présent » dans lequel l’ombre de Batman arpente les murs et couloirs de l’asile. Du justicier, on ne distinguera jamais son visage ; seuls son masque, sa silhouette et sa cape perdurent tout le long, avec quelques échanges ciselés entre l’homme chauve-souris et son bestiaire de vilains – le Joker en premier lieu, inoubliable némésis effrayante durant cette histoire.

Le Clown occupe donc une place de choix, terriblement marquant, dangereux psychopathe, exubérant et drôle – l’un des meilleurs Joker mis en scène – mais la prestigieuse galerie d’antagonistes n’a pas à rougir des ses apparitions. Des séquences parfois courtes voire frustrantes (L’Épouvantail), fulgurantes (Double-Face), violentes (Killer Croc), glaçantes (Gueule d’Argile) ou un peu plus convenues (Le Chapelier Fou). Quelques têtes secondaires sont de la partie comme nous l’informe l’un des bonus de fin : Black Mask, Docteur Destin et Professeur Milo. Surtout, Maxie Zeus a carrément droit à un segment alors qu’il est loin d’être récurrent dans la chronologie de l’homme chauve-souris (Freeze ou Poison Ivy auraient magnifié encore plus cette sélection) mais peu importe, c’est une séduction narrative et graphique supplémentaire.

En dérivant dans le labyrinthique asile, Batman – à l’esprit torturé, évidemment – croise donc ses habituels figures du mal mais… il a peur de s’y sentir « chez lui » (un fou parmi les fous ?). C’est là tout le propos, plus ou moins subtil, qui relance le débat sur la folie éventuelle de Wayne et sa responsabilité dans la création des fous d’Arkham. Guidé par un Joker en roue libre (forcément), on suit avec tension et passion cette visite forcée. Les propos, souvent déstabilisants, sont accompagnés comme il se doit des illustrations de Dave McKean. Une plongée qui met mal à l’aise, un voyage nocturne où l’on se perd dans un dédale architecturale, comme son héros, et dans un flot de dialogues parfois obscurs, comme l’entièreté du lieu.

Bien sûr, Arkham Asylum n’est pas le point d’entrée idéal dans les comics de Batman, bien sûr le propos très sombre ne plaira pas à un jeune lectorat ou un autre venu chercher une aventure plus conventionnelle, bien sûr la proposition graphique freinera probablement certains acheteurs, bien sûr plus de trente ans après, il y a une impression de « déjà lu »… mais si tout cela vous est égal, alors il ne faut pas faire l’impasse sur ce chef-d’œuvre du neuvième art. À l’inverse de Batman – Ego qui a, lui, « mal vieilli » (sur son texte sous-jacent notamment), L’Asile d’Arkham traverse les âges sans prendre une ride. Il propose une écriture décousue, dans les débuts de la carrière de Grant Morrison (et son premier travail sur Batman) et un propos qui fait désormais partie de l’ADN de l’homme chauve-souris. Batman est-il fou ? Sa place est-elle aux côtés des patients d’Arkham ? Parfois entamée dans quelques précédentes itérations du mythe, l’idée trouve ici une place de choix, bien qu’un brin confuse mais sans que cela ne soit trop grave, il faut accepter d’être perdu dans la structure – narrative et graphique – à l’instar du justicier.

Le véritable tour de force du livre est sans conteste ses sublimes planches. Déboussolant le lecteur, Dave McKean insuffle son style unique et inimitable à travers une multitude de procédés : peinture, collages, photographies, crayonnés, dessins… « Une mise en images glaçante » comme le souligne l’éditeur. Pas d’effets numériques à l’époque, ni à l’encrage, ni à la colorisation. Chaque case est conçue comme un tableau, comme une œuvre d’art où déambule aussi bien le spectre soyeux de l’homme chauve-souris qu’une palette chromatique riche en nuances et en teintes. Les illustrations de cette critique donnent un bon aperçu de ce qui vous attend. C’est donc une lecture quasiment « expérimentale » qui est offerte et met mal à l’aise ; c’est sous ce prisme qu’il faut aborder la BD, au risque d’en être dérouté. À voir selon votre sensibilité donc… car si la forme avait été nettement plus classique, si les planches avaient bénéficés d’une production dite « mainstream », alors Arkham Asylum aurait nettement moins marqué les esprits.

Son atmosphère lugubre, ses cases morcelées, ses figures floutées, son équilibre mi-réaliste mi-onirique et tant d’autres instruments graphiques au service d’un ensemble abouti et maîtrisé forment une imagerie unique et intemporelle. Une esthétique soignée qui vaut à elle seule le détour, offrant une histoire contemplative où l’action est mise de côté, un éventail artistique à visiter autant qu’à décortiquer. Le style de McKean [1] se prête à merveille pour ce dédale mental et architectural. Mention spéciale au portrait effrayant et magistral du Joker.

Le lettrage est parfois dérangeant, notamment les majuscules en rouge sur fond sombre, gênant la lisibilité mais ce n’est pas très grave (chaque personnage a son propre lettrage personnalisé). Un travail qui semble assuré par Gaspar Saladino bien qu’il ne soit pas nommé dans les crédits mais uniquement mentionné dans la postface du responsable éditorial Karen Berger. Ce dernier revient sur les origines du projet : « le script de Grant peu traditionnel, ressemblant davantage à un scénario de film, l’ambiance étrange, horrifiante et hantée inventée par McKean », etc. Ce préambule ouvre une centaine de pages de bonus dont le commentaire du scénario initial par Morrison, ponctué des travaux de recherches et multiples dessins. Un complément passionnant ajouté pour les quinze ans d’une œuvre inspirée et inspirante [2].

En été 2017, Morrison annonçait une suite dessinée par Chris Burnham (les deux ont travaillé, entre autres, sur le segment Batman Incorporated du célèbre run de l’auteur). L’idée était de reprendre le Batman « du futur » imaginé par le scénariste dans Batman #666, c’est-à-dire Damian Wayne hyper violent. L’histoire se veut radicalement différente de celle de l’œuvre mère, lorgnant vers la science-fiction à la Philip K. Dick. Malheureusement trois ans plus tard, début octobre 2020, Morrison confiait que le comic book n’avançait pas très vite tant il était pris par ses obligations contractuelles d’écriture pour différents projets de séries TV. Néanmoins, il restait confiant et assurait qu’une petite trentaine de pages de scénario avaient été rédigées et qu’il les trouvait plutôt bonnes. Aujourd’hui, à bientôt mi-chemin de l’année 2022, soit cinq après l’annonce de cette fameuse suite, force est de constater qu’elle risque de ne plus voir le jour…

Difficile d’ajouter d’autres compliments à Arkham Asylum, même si l’on pourrait divulgâcher sa conclusion, en extraire quelques théories. Ce comic book est un voyage subjectif avant tout, une plongée viscérale qu’on apprécie d’entrée de jeu ou qui (nous) laisse sur le bord de route. Il est nécessaire, indispensable même, de le feuilleter avant d’envisager l’achat (20€, un prix raisonnable vu la richesse du contenu). Pas forcément accessible, ce n’est pas non plus l’idéal pour débuter les comics sur Batman (comme The Dark Knight Returns – tous deux étant de grands monuments incontournables mais à lire de préférence après s’être fait la main sur des titres plus abordables).

Malgré une réception générale d’Arkham Asylym parfois clivante, on considère sur ce site – vous l’aurez compris – ce « roman graphique » comme faisant partie des indispensables, dans le haut du panier des productions sur Batman (à l’inverse d’Ego, déjà cité, moins marquant à notre sens). Une expérience inédite, un chef-d’œuvre.

[1] À noter que l’art de McKean orne chaque couverture des tomes de Sandman, excellente série écrite par Neil Gaiman et disponible chez Urban Comics ou encore celles de Jamie Delano présente Hellblazer. McKean a aussi illustré de nombreux titres signés Gaiman : Orchidée Noire, Cages, Violent Cases, Des loups dans les murs

[2] Outre le jeu vidéo Arkham Asylum qui puisait une certaine partie de sa trame narrative dans ce « roman graphique », l’épisode 68 de la célèbre série d’animation de 1992, intitulé Procès (Trial en VO), reprend également des éléments du livre. Les ennemis emblématiques de Batman lui font un procès, l’accusant d’être responsable de leur folie. Il s’agit du troisième épisode de la seconde saison de Batman, la série animée.

Ci-dessous les quatre couvertures françaises précédemment publiées : Les Fous d’Arkham (Comics USA, 1990) et L’asile d’Arkham (Reporter, 1999 et 2004, Panini Comics, 2010).

[À propos]
Publié chez Urban Comics le 13 juin 2014.
Précédemment publié sous le titre Les Fous d’Arkham (Comics USA, 1990) et L’asile d’Arkham (Reporter, 1999 et 2004, Panini Comics, 2010).
Contient : Arkham Asylum : A Serious House on Serious Earth 15th Anniversary Edition.

Scénario : Grand Morrison
Dessin : Dave McKean

Traduction : Alex Nikolavitch
Lettrage : Moscow Eye

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