Archives par mot-clé : Brian Azzarello

Batman – Europa

Batman et le Joker en Europe (incluant Paris), servie par une équipe talentueuse dont quelques grands noms (entre autres, Brian Azzarello et Jim Lee), voilà qui est alléchant ! Étonnamment, ce court récit (quatre chapitres) n’a été publié qu’en magazine (Batman Récit Complet #8), donc dans un format souple/kiosque et pas en librairie. Il a pourtant bénéficié d’une édition en couverture dure dans la collection Eaglemoss (seul moyen de l’avoir dans ce format). Critique et explications.


(Couvertures du magazine, de la version Eaglemoss et de la VO.)

[Résumé de l’éditeur]
Voir l’Europe et mourir. Épuisé après un combat contre Killer Croc, Batman fait un rapide examen médical à l’issue duquel il apprend qu’il a été empoisonné. Remontant la piste des maigres indices qui lui sont accessibles, il retrouve le Joker. Pensant dans un premier temps que le Clown du Crime est le coupable, il découvre avec effarement que ce dernier est lui aussi atteint du même mal : quelqu’un cherche à éliminer le héros et son adversaire. Ensemble, le Chevalier Noir et son ennemi juré entament une tournée des grandes villes européennes, de Berlin à Prague, de Paris à Rome, à la poursuite de leur assassin.

(Pas besoin de détailler davantage le début de l’histoire, cela est déjà largement suffisant.)

[Critique]
Annoncé dès 2005 puis repoussé à 2011 avant d’être enfin publié fin 2015 aux États-Unis (les comics furent datés de janvier à avril 2016 – avant d’arriver deux ans et demi plus tard chez nous), Batman – Europa résulte d’un atypique cheminement éditorial ; comme l’explique Urban Comics en introduction. Projet né de multiples rencontres au milieu des années 2000, Batman – Europa associe les talents d’auteurs venus de différents pays. Le dessinateur Jim Lee et le scénariste Brian Azzarello, tous deux Américains (États-Uniens ndr), sont rejoints par le scénariste italien Matteo Casali et par trois dessinateurs, Giuseppe Camuncoli venu d’Italie, Diego Latorre en provenance d’Espagne et Gérald Parel originaire de France.

Camuncoli est en charge du découpage des quatre chapitres et des dessins du deuxième (Prague), là où Lee officie sur le premier épisode (Berlin) – l’on apprend d’ailleurs que le célèbre dessinateur doit son amitié à Casali et Camuncoli lors d’un long séjour en Italie dans les années 2000, où les premières pierres d’Europa furent posées lors de conversations, avant qu’Azzarello rejoigne le projet des années plus tard. Étonnamment, Latorre signe le troisième chapitre (Paris) et Parel le dernier (Rome). On aurait pu penser que chaque artiste traiterait d’une ville liée à son pays mais ce n’est pas le cas (et ce n’est clairement pas grave). Chacun appose son style singulier (mention spéciale pour Latorre) voire y dresse une passerelle en reprenant les mêmes planches (Lee et Parel) ; mais avant d’évoquer ces élégants dessins, que vaut cet Europa ?

On est clairement dans une histoire assez « simpliste » (et on le répète : ce n’est pas un défaut) avec une enquête bien rythmée bien qu’un peu confuse. Si l’investigation emmène Batman et le Joker en Europe, elle aurait très bien pu se dérouler à Gotham que ça n’aurait pas changé grand chose. C’est un simple prétexte à croquer quelques lieux géographiques cultes. Cela reste plaisant et change malgré tout des habituelles quartiers malfamés de Gotham. Les indices menant d’une ville d’Europe à une autre sont un peu « forcés » mais, une fois de plus, on ferme les yeux sur cela pour profiter du voyage.

En parallèle du dépaysement (géographique et… graphique !), on retrouve un thème récurrent dans la mythologie du Chevalier Noir : la vie de Batman est intrinsèquement connectée à celle de son ennemi juré. Si le Dark Detective a souvent été « accusé » d’être le créateur de ses vilains emblématiques, incluant le célèbre Clown, ici les deux doivent collaborer et former un duo inédit s’ils veulent survivre. C’est l’une des originalités de la fiction, qui replace l’alchimie du binôme au cœur de l’histoire.

En se concentrant sur Batman et le Joker, les deux auteurs (Matteo Casali et Brian Azzarello) délaissent les figures communes habituelles du Caped Crusader (à l’exception de Killer Croc, Alfred et le mystérieux responsable du virus). Là aussi ça fonctionne plutôt bien, Europa restant particulièrement accessible (comprendre : s’affranchissant de l’encombrante continuité et chronologie habituelle) et bénéficiant d’une intrigue menant le lecteur en haleine (malgré sa résolution mitigée). La bande dessinée a beau tenté de soigner son récit, il manque un ou deux chapitres pour prendre un peu le temps de souffler ou d’expliciter différemment la cabale (qui permet, à minima, de sublimer les bâtiments les plus connus et nobles de l’Europe).

C’est finalement avec son parti pris graphique que Batman – Europa sort son épingle du jeu. Les artistes sont tous en très bonne forme et emmènent le Chevalier Noir dans un voyage visuel et chromatique détonnant. On démarre avec Jim Lee qui « s’encre » lui-même, de façon très épurée – c’est le cas de le dire, puisque ses crayonnés sont directement mis en couleur – gommant ainsi l’aspect « comic book » habituel du dessinateur (Batman – Silence…). Ses traits fins et détaillés permettent au coloriste Alex Sinclair de livrer des planches somptueuses, moins « mainstream » qu’à l’accoutumée.

Giuseppe Camuncoli s’occupe ensuite de tout (en plus d’officier les découpages de l’entièreté du livre), imposant une touche graphique également en marge, proche des tons pastels et proposant des séquences nocturnes élégantes mais aussi des batailles diurnes contre des robots assez surréalistes. Place après à Diego Latorre qui vaut le détour à lui seul. Il illustre (dessine, encre, colorise) tout le segment de notre capital en s’inspirant du style de Bill Sienkiewicz et Dave McKean (L’Asile d’Arkham…). Brillant. Magnifique. Cauchemardesque.

Gérald Parel (lui aussi à l’œuvre sur tous les aspects) conclut le titre avec une patte là encore différente – mais ne gâchant jamais la compréhension visuelle globale. Poursuivant l’approche « indépendante » du chapitre précédent, Parel signe des cases sublimes, aux peintures âpres, parfois sensiblement réalistes… Il se réapproprie même le début de la BD (croquée par Jim Lee) avec son aquarelle, sur quelques pages (voir ci-dessous).


Batman – Europa est donc une semi-curiosité, qui vaut le détour par sa belle galerie de planches/dessinateurs et son scénario simple mais efficace. Un brin trop court et à l’exécution trop rapide, c’est pourtant un petit coup de cœur étrangement trop méconnu. Il faut dire que la révélation finale abrupte et étrange laisse un goût amer (et on retient souvent la conclusion d’une œuvre plutôt que tout ce qui l’a précédée). Une lecture conseillée pour ses dessins et le tandem Batman/Joker (rien de nouveau sur les échanges entre les deux et les quelques réflexions habituelles qui en découlent) que pour son enquête et son côté « carte postale »/voyage touristique. Malgré tout, voir Batman en Europe ici est nettement mieux réussi que dans La Dernière Sentinelle (sorti en France en 2022).

Entre les multiples couvertures alternatives (dont celle de Latorre sur Paris, cf. bas de cette critique) pouvant servis de bonus et les critiques globalement positives, il est étrange que Batman – Europa ne soit pas sorti en librairie. Comme dit en début d’article, il a été pourtant inclus dans la collection Eaglemoss, donc avec une couverture en « dur » (cas unique pour les comics Batman en France d’Urban Comics). Il reste heureusement aisément accessible en occasion à prix correct (moins de dix euros – et à ce tarif, il serait dommage de passer à côté !) comme à l’époque de sa mise en vente (5,90 € seulement) ; à moins que l’éditeur ne décide de le proposer dans une luxueuse édition dans un avenir proche ?

[À propos]
Publié chez Urban Comics le 31 août 2018.
Contient : Batman Europa #1-4

Scénario : Matteo Casali et Brian Azzarello
Dessin : Jim Lee, Giuseppe Camuncoli, Diego Latorre et Gérald Parel
Encrage et couleur : les mêmes (sauf Alex Sinclair pour la couleur du premier chapitre)

Traduction : Xavier Hanart
Lettrage : Stphan Boschat (Studio Makma)

Acheter sur amazon.frBatman – Europa (5,90€)


 

Suicide Squad – Get Joker !

Une prestigieuse équipe artistique (Brian Azzarello à l’écriture, Alex Maleev au dessin), un récit complet, une publication dans le Black Label… Suicide Squad – Get Joker ! partait avec beaucoup de qualités pour devenir un titre au pire singulier et une curiosité à lire, au mieux une future référence culte et incontournable. Malheureusement, après une excellente introduction, la fiction se vautre dans un exercice vulgaire et peu passionnant. Critique et explications.

[Résumé de l’éditeur]
Chargée de mettre un terme à la série de cadavres laissés dans le sillage du Clown Prince du Crime, la Suicide Squad d’Amanda Waller doit traquer le plus grand ennemi de Batman dans l’espoir de le mettre six pieds sous terre, une bonne fois pour toute. Par devoir, mais surtout par vengeance, l’ancien jeune prodige de Batman, Jason Todd, accepte de mener cette bande de criminels sur le terrain et de ne surtout faire confiance à personne. Et surtout pas à Harley Quinn

[Début de l’histoire]
Jason Todd
, alias Red Hood, est en prison. Amanda Waller lui rend visite et lui propose une vengeance idéale : tuer le Joker via une mission d’une nouvelle équipe de Suicide Squad.

L’ancien Robin accepte et prend donc la tête d’une bande de mercenaires atypiques composés d’autres prisonniers, méta-humains ou non, et bien sûr d’Harley Quinn, l’ancienne compagne du célèbre Clown Prince du Crime…

[Critique]
Quel dommage ! Le début de Suicide Squad – Get Joker ! est palpitant mais sa suite et fin particulièrement moyenne pour ne pas dire ratée (et décevante selon les attentes bien sûr). En trois chapitres (d’une cinquantaine de pages chacun), le récit va à l’essentiel : exposition (premier chapitre), action (deuxième), rebondissements et conclusion (troisième). Pas de temps mort donc, de quoi survoler l’entièreté de ses nombreux protagonistes à l’exception de Todd.

En effet, Jason Todd devient le leader d’une nouvelle équipe dirigée par Amanda Waller. Une énième Suicide Squad avec un objectif bien précis : tuer une bonne fois pour toute le Joker. Qui de mieux placé que l’ancien Robin assassiné par le célèbre Clown pour mener cette mission ? C’est sur cette idée originale (et étonnamment jamais proposée auparavant) que le scénariste Brian Azzarello invite son lectorat à assister à une succession d’action par une équipe atypique : Firefly, Silver Banshee, Pebbles, Miou Miou (! – Meow Meow en VO, Miaou Miaou aurait été plus adapté en français), Plastique, Wild Dog, Y es-tu (!! – Yonder Man en VO) et Harley Quinn. En somme, des méta-humains, mercenaires ou criminels de seconde voire troisième zone (à noter que Pebbles et Miou Miou sont des créations pour la bande dessinée).

Azzarello a déjà écrit pour Batman avec plus ou moins de réussite. On lui doit l’excellent Joker et sa très moyenne suite Damned. L’auteur avait également signé les sympathiques Cité brisée (et autres histoires…). Chez DC Comics, il s’est illustré sur l’excellente série 100 Bullets (disponible en cinq tomes intégrales) et plusieurs segments d’Hellblazer/Constantine. Son style cru et incisif, usant parfois gratuitement d’une certaine vulgarité ne fonctionne pas toujours. Get Joker ! n’y fait pas exception puisque les membres de la Suicide Squad sont assez grossiers et insultants. « On est baisés. » ou « J’te baise ! » reviennent plusieurs fois, y compris dans la bouche du Joker. Étrangement, d’autres termes vulgaires sont édulcorés dans leur traduction (« fuck/fucked/fuck you, pussies… »).

Tous ces mots fleuris n’apportent rien à la fiction, si deux ou trois font mouche, ils sont vite trop nombreux et on s’en lasse. C’est quelque chose qui fonctionne mieux au cinéma ou en série qu’en lecture concrète (romans ou bandes dessinées). Azzarello corrèle sa fiction à des faits réels, en évoquant l’attaque du Capitole par un des membres de la Suicide Squad et la suspicion envers les élites (médiatiques et politiques) à travers un personnage banalement « complotiste » sans aucune nuance (« on nous ment » / « on est oppressé »). Là aussi ça a du mal à prendre alors qu’il y avait des choses pertinentes à tirer de cette volonté d’encrer le récit dans une forme de populisme « séduisante ». Mais le traitement enchaîne les clichés et la réflexion n’est pas développée…

Si l’on comprend tout ce qui se déroule durant les trois épisodes, les deux derniers sont nettement moins bien écrits que le premier, qui emportait d’emblée le lecteur dans ce qui s’annonçait comme une aventure fascinante et fracassante. Impossible de ne pas penser à l’excellent film The Suicide Squad de James Gunn en voyant les membres d’autres teams de Suicide Squad ainsi que la façon dont ils sont mis en scène. Les mêmes costumes et look déstabilisent d’ailleurs – faut-il inclure ce comic book dans le canon des films ? Dans le prolongement du diptyque Joker/Damned ? Car si les connexions sont peu nombreuses, la scène de pole dance d’Harley Quinn fait écho à ces autres créations d’Azzarello. Quinn est très peu vêtue dans la seconde moitié du titre (pour une raison qui se « justifie » au début mais n’est pas très intéressante et aurait dû s’arrêter un moment).

Le look (et même « le caractère ») du Joker n’aide pas non plus. Taciturne, peu souriant, crâne rasé avec une crête et habillé comme Alex dans le film Orange Mécanique (les « droogies » sont mêmes nommés explicitement), on a du mal à avoir de l’empathie pour le célèbre Clown, rappelant un peu celui de La Guerre des Rires et des Énigmes – déjà peu apprécié. C’est aussi dans la seconde partie de Get Joker ! qu’on perd en fluidité de lecture, davantage cryptique, manquant d’une certaine synergie, en plus de la traduction étrange de la vulgarité et des noms de protagonistes (cf. exemples plus haut).

De la même manière, les dessins d’Alex Maleev sont de moins en moins bien… En effet, à l’instar du scénario, le début est particulièrement soigné, bien encré et colorisé, avec plusieurs détails en fond de cases et des visages expressifs. Plus on avance dans la BD, moins on a de décors et un côté brouillon ressort de l’ensemble. Quelques traits peu expressifs pour croquer des visages, un aplat de couleur en guise d’arrière-plan, etc. Un peu comme Jock lorsqu’il n’est pas en forme, cf. Le Batman Qui Rit. Heureusement, la colorisation assurée par Matt Hollingsworth accentue l’ambiance lugubre du titre, rappelant le même travail de l’artiste sur des titres récents comme White Knight et sa suite, ou des plus anciens comme Catwoman – Le Dernier Braquage. Il y a même une petite vibe Sean Murphy entre les traits de Maleev couplés aux couleur d’Hollingsworth – qui officie donc sur les créations de Murphy.

En synthèse, côté histoire, l’équipe de Suicide Squad court après un Joker peu empathique avant de s’allier avec lui puis tout se termine dans des affrontements soudains, pas forcément lisibles et une conclusion assez frustrante puisqu’on ne sait pas si le Joker a été tué ou non… Beaucoup de bonnes idées se succèdent mais aucune n’est exploitée correctement pour rendre le titre incontournable. L’ambiance graphique confère une patte singulière au comic mais s’avère beaucoup trop hétérogène pour être réussite. Il manque donc une constance visuelle dans les visages ou les poses iconiques pour avoir un équilibre entre le scénario bancal et les dessins qui, in fine, le sont aussi. Difficile donc de conseiller le titre, à la traduction parfois étrange aussi (c’est suffisamment rare pour être souligné – le traducteur n’étant pas un régulier chez Urban, ceci explique peut-être cela), peut-être pour les amoureux de Jason Todd ou les férus d’Azzarello…

[À propos]
Publié chez Urban Comics le
Contient : Suicide Squad : Get Joker #1-3

Scénario : Brian Azzarello
Dessin et encrage : Alex Maleev
Couleur : Matt Hollingsworth

Traduction : Julien Di Giacomo
Lettrage : MAKMA (Gaël Legeard et Stephan Boschat)

Acheter sur amazon.fr :  (17€)

       

  

Joker

Publié pour la première fois début 2009 chez Panini Comics, le récit immédiatement culte Joker a été réédité par Urban Comics une première fois fin 2013 puis six ans plus tard dans la collection Black Label. En octobre 2020 l’éditeur offrait la version noir et blanc de Joker pour l’achat de deux comics issus du Black Label ! Retour sur un comic-book percutant, rappelant la version Joker incarnée par Heath Ledger dans le film The Dark Knight.

[Résumé de l’éditeur]
Le Joker rit. Il vient tout juste d’être libéré de l’asile d’Arkham. Pourtant, le célèbre baron du crime est loin d’être euphorique. En son absence, les fripouilles de son petit gang se sont partagé son territoire avant de revendre leur part pour une bouchée de pain. Mais aujourd’hui, le patron est de retour en ville, bien décidé à récupérer ce qui lui appartient. Entraînant dans son sillage le loyal Johnny Frost, la sanglante parade du clown farceur pour la reconquête se met en marche.

[Histoire]
Quand le Joker sort d’Arkham, seul Johnny Frost se porte volontaire pour aller le chercher. Cette « petite frappe » rêve de gloire et d’être craint, voilà l’occasion parfaite. Fasciné par le Clown Prince du Crime mais aussi effrayé, Frost l’accompagne dans son retour à Gotham et ses vengeances contre d’autres rivaux. Le Joker et ses sbires, incluant Killer Croc, doivent en effet reprendre le contrôle de la ville en affrontant ou s’associant avec Double-Face, le Pingouin, le Sphinx

[Critique]
Joker
est une grande réussite à tous points de vue mais peut être particulièrement clivant à cause de son double, voire triple prisme artistique et narratif choisi. Le narrateur principal est un parfait inconnu (Johnny Frost), on le suit tout au fil de la fiction d’environ 120 pages. Un parti pris qui aide à se mettre à hauteur « humaine » pour mieux comprendre l’aura qui entoure le Joker (et Batman). C’est une approche risquée car on perd en éventuelle empathie (difficile de s’attacher à Frost). De la même manière, c’est bien le célèbre Joker qui est aussi au cœur du livre (le titre ne ment pas) : il n’y a pas de place pour Batman (quelques courtes apparitions, notamment vers la fin). Cela semble une évidence mais les férus du Chevalier Noir pourraient être déçus s’ils s’attendaient à voir le justicier et sa némesis uniquement.

Enfin et surtout, le style graphique de Lee Bermejo peut rebuter certains. L’artiste nous propose un ensemble particulièrement « réaliste » : pas de fantaisie ou d’éléments qui ne pourraient pas exister dans notre propre monde (même Killer Croc a davantage son apparence humaine qu’animale — initialement une maladie lui confère son côté reptilien). Appuyée par une colorisation peu criarde (magnifique travail de Patricia Mulvihil) et, là aussi, relativement proche de notre réalité, la bande dessinée tranche radicalement avec bon nombre de productions « classiques ». Ambiance oppressante, univers lugubre, urbanisme sale… c’est une véritable plongée macabre qui attend le lecteur !

Si ces points ne dérangent pas (ils sont au contraire très séduisants), aucun doute que Joker est un incontournable. Brian Azzarello donne vie au célèbre criminel insaisissable : on ne sait toujours pas s’il est réellement fou ou intelligent (c’est parce qu’il a été déclaré « sain d’esprit » qu’il aurait été libéré !). Cela rappelle bien sûr le long-métrage The Dark Knight, qui mettait en scène un Joker davantage « sérieux », interprété par feu Heath Ledger. Un modèle d’écriture donc, mais aussi visuel car Bermejo semble emprunter ce qui caractérisait le Clown à l’écran. Le premier texte en quatrième de couverture de l’édition d’Urban Comics stipulait même « […] Une vision du Joker très proche du personnage interprété par Heath LEDGER dans The Dark Knight. »

De l’importance du choix des mots car aux États-Unis le film est sorti en juillet 2008 et le comic-book en octobre 2008. Une affiche promotionnelle du Joker avait même été dévoilée lors d’une avant-première de The Dark Knight. Difficile donc de savoir si le binôme d’artiste s’est inspiré de la version cinéma mais à priori pas plus que ça vu les dates de sorties trop proche (la réalisation des deux a probablement eu lieu en même temps) ! Le projet initial devait d’ailleurs être une mini-série, intitulée Joker : Dark Night (Joker : nuit noire), un titre qui ne se démarquait peut-être pas assez du film et aurait compliqué la promotion ? Peu importe, factuellement il est vrai que le Joker de la bande dessinée rappelle celui du long-métrage mais que ce n’est en aucun cas un défaut (ni un plagiat).

Récit hors-continuité, donc particulièrement accessible, Joker laisse peu de place à des moments de pause, tout s’enchaîne brillamment et on ne peut que déplorer l’incursion trop brève dans ce « nouvel univers » Gothamien. Il faudra attendre 2019 avant de s’y replonger, du point de vue de Batman et Constantine cette fois, dans Batman – Damned , une suite indépendante à ce Joker mais tournée vers le mysticisme, donc (malheureusement) éloignée du côté thriller crasseux réaliste.

Dans Joker, le lecteur s’attend à tout moment à ce que Johnny Frost [1] trépasse, on guette avec autant d’excitation que d’appréhension les moments où le Clown basculera dans un énième moment de folie destructrice. Frôler la quasi-intimité du Joker par l’intermédiaire d’un homme de main est une idée simple mais brillamment exécutée. Parfois dérangeant, parfois alléchant (les fans de Harley Quinn devraient aussi y trouver leur compte le temps de quelques cases — un peu « gratuites certes »), le livre est clairement un coup de cœur. L’intrigue reste basique mais efficace, l’ambiance poisseuse y joue beaucoup avec son concept de suivre « au plus près » un génie du Mal déjà bien connu. Imprévisible, le criminel n’a pas de limites, si bien que certaines scènes peuvent être insoutenables et l’ensemble malsain (que ce soit par des meurtres hyper violents, des représentations gore ou… un viol suggéré, à défaut d’une relation sexuelle payée par le Joker — l’ambiguïté demeure).

Nul doute que Joker a contribué à façonner le mythe au cours de la décennie suivant sa parution et s’avère indispensable pour les fans du criminel. Les lecteurs ont probablement en mémoire quelques cases ou planches marquantes (le Joker sortant de l’asile, le Joker avec son propre pistolet dans la bouche, Harley Quinn strip-teaseuse, le Joker remontant sa braguette en sortant de la voiture, un couple tué dans leur lit où le Joker prend place ensuite, un macchabée pendu par les pieds avec un trou au milieu du visage, Harvey Dent agenouillé suppliant Batman de l’aider, le visage apeuré de Frost à de multiples reprises, la peau enlevée sur un homme encore en vie, la scène finale, etc.). Outch !

La version Black Label contient un texte introductif rappelant le parcours éditorial du Joker et le pitch du projet initial en fin d’ouvrage, ainsi qu’une BD parodique de deux planches, Joker et Lex, réalisée durant l’été 2010 en hommage au célèbre titre Calvin et Hobbes de Bill Waterson. Chacun expliquant sa définition de génie du mal. De nombreuses illustrations en noir et blanc, soit pour la recherche, soit dans leur version encrée (par Bermejo lui-même, continuant l’aspect proche d’Alex Ross voire d’un « photoréalisme », ou Mick Gray, lorgnant davantage vers les comics — ce qu’on constate aussi en couleur) régalent les rétines. On conseille d’ailleurs aussi la version noir et blanc pour les chanceux qui ont réussi à se la procurer tant elle propose une immersion nouvelle. Dans une ambiance singulière, moins « glauque » que la couleur mais tout autant voire davantage « effrayante ». L’impression de découvrir un vieux polar…

Pour les amoureux du style inimitable de Lee Bermejo on conseille ses autres œuvres, parfois co-signée avec Brian Azzarello d’ailleurs. Toujours dans l’univers DC Comics, la « suite » de Joker, nommée Batman – Damned est moins convaincante à cause de son incursion dans l’ésotérisme, perdant la brutale radicalité crasse de l’opus précédent, mais somptueuse au niveau des dessins bien sûr.

Batman – Noël vaut lui aussi le détour, réinventant un conte de Charles Dickens sous un filtre « Gothamien ». L’excellent récit complet Lex Luthor est également recommandé, deuxième production collective avec Azzarello après Batman/Deathblow – Après l’incendie (dont on attend toujours une réédition chez Urban Comics à prix décent). Hors super-héros, la série Suiciders (en deux tomes) est aussi appréciable et de qualité selon les critiques.

Bermejo s’est emparé du célèbre Rorschach pour le segment Before Watchmen consacré à ce dernier (disponible en tome simple ou en intégrale), ses dessins sauvent un scénario plutôt convenu. La critique est disponible sur ce site, créé par l’auteur de ces lignes et spécialement conçu pour ces comics se déroulant avant Watchmen.

Enfin, pour se plonger dans le travail de l’artiste, rien de mieux que le beau livre Lee Bermejo Inside – En terrain obscur, toujours chez Urban Comics et arborant, justement, le célèbre Clown du Crime en couverture. C’est aussi un de ses dessins du criminel qui trône fièrement sur celle de Tout l’art du Joker, magnifique compilation graphique sur la némésis de Batman.

Bermejo a croqué quelques chapitres ici et là pour DC Comics (diverses séries sur Batman et quelques unes sur Superman…), Vertigo (100 Bullets, Hellblazer…), Wildstorm (Gen¹³, Wildcats…) et un peu de Marvel (Daredevil, X-Men…) mais il signe généralement de nombreuses couvertures, variantes ou non, de multiples séries (outre celles déjà évoquées, ajoutons Checkmate et Fight Club 2 entre autres).

[1] Pour l’anecdote, Johnny Frost a été aperçu dans un rôle très secondaire dans le film Suicide Squad.

.

[A propos]
Publié en France chez Urban Comics le 29 novembre 2013 puis réédité dans la collection Black Label le 27 septembre 2019.
Précédemment publié chez Panini Comics le 18 février 2009.

Scénario : Brian Azzarello
Dessins : Lee Bermejo
Encrage : Lee Bermejo et Mick Gray
Couleurs : Patricia Mulvihil

Traduction : Alex Nikolavitch
Lettrage : Studio MAKMA

Acheter sur amazon.fr : Joker (16,00€)