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La malédiction qui s’abattit sur Gotham

Quand le créateur d’Hellboy, Mike Mignola, s’attaque à Batman, il dessine en 1989 l’atypique (et très inégal) Gotham by Gaslight. Au début des années 2000, il revient travailler sur le Chevalier Noir mais cette fois uniquement au scénario, il écrit – avec Richard Pace – le récit complet La malédiction qui s’abattit sur Gotham, illustré par Troy Nixey.

[Résumé de l’éditeur]
Gotham City, les années 1920. Alors qu’un chalutier ramène dans ses cales une découverte archéologique majeure extraite des glaces du Grand Nord, un mal semble se répandre et contaminer lentement la grande métropole et ses habitants. Confronté aux plans du puissant sorcier Ra’s al Ghul, Batman semble être le seul capable à pouvoir empêcher le retour sur Terre d’entités cosmiques belliqueuses.

[Début de l’histoire]
1928, Bruce Wayne part en expédition en Antarctique pour secourir Cobblepot, en vain puis revient à Gotham City, vingt ans après avoir quitté cette ville. Accompagné de ses compagnons d’infortune, Dick, Jason, et Tim, ils ramènent un homme (ou une créature ?) qui semble survivre dans le froid glacial, dans la cale de leur bateau. Alfred accueille Wayne dans son ancienne demeure, où un certain Kirk Langstrom les attend, ligoté sur une chaise !

En parallèle, Jason Blood révèle quatre mystérieux « éléments » à Bruce et Harvey Dent se présente aux élections municipales.

Convié par Oliver Queen à un dîner, Bruce pense que son ami lui cache quelque chose… Il endosse sa cape de Batman pour enquêter sur les dernières recherches de Langstrom mais une mystérieuse jeune femme, accompagnée d’une créature reptilienne se dresse en travers son chemin.

[Critique]
L’incursion de Batman dans le registre purement fantastique (horreur, ésotérisme, magie, surnaturel, occultisme, spiritisme…) est toujours délicat et rarement réussi ou en tout cas pas totalement convaincant (Les patients d’Arkham, Damned, La nouvelle aube…). Lorsqu’il est pleinement assumé, dévoilé d’entrée de jeu ou sert de ressort narratif pertinent, alors la fiction s’en sort grandie et bien plus palpitante (comme dans Batman Vampire apparemment – toujours pas chroniqué). C’est le cas pour La malédiction qui s’abattit sur Gotham, ouf !

Ici, comme son titre l’indique, une malédiction va s’étendre sur la ville, de multiples façons : apparition de nombreux reptiles, mutations et transformations de certaines personnes, incantations et rituels divers, etc. La transposition de l’univers « Batmanien » à la fin des années 1920 propose un cadre inédit et agréable, rappelant un peu la précédente œuvre de Mignola sortie en 1989 : Gotham by Gaslight (qu’on ne trouve pas exceptionnel, in fine). Un nouvel elseworld gothique dans lequel beaucoup d’éléments classiques du Chevalier Noir apparaissent très tôt, principalement par le biais de son entourage (Alfred, Gordon, Dick, Jason, Tim, Barbara…), de ses ennemis (Freeze, les Ghul, le Pingouin, Man-Bat, Double-Face…) et d’autres figures de DC Comics (le démon Etrigan (Jason Blood), Swamp Thing – à moins que ce soit Killer Croc ?, etc.). Étonnamment, le Joker n’est pas présent mais pour une fois, ce n’est pas plus mal !

Ce petit monde évolue dans une Gotham toujours lugubre, parfois steampunk, visuellement très aboutie dans tous les cas. Le récit est bien rythmé, les trois chapitres (environ 150 pages) sont haletants. Si le premier tiers de la bande dessinée (correspondant plus ou moins au bloc de texte « Début de l’histoire » de cette critique) est assurément le moins bon (faute aux nombreux visages humains grossièrement croqués – on y reviendra), les deux suivants sont un régal pour leur proposition graphique inédite pour un titre Batman, ainsi qu’une succession de scènes pas forcément surprenantes mais qui restent efficaces. Surtout, le Chevalier Noir y est quasiment sous son masque tout le long, gommant ainsi le gros défaut de la BD : les bouches et les visages, disproportionnés, souvent loupés et peu marquants ou reconnaissables. Attention, le Chevalier Noir utilise une arme à feu, brisant une règle fondamentale du justicier sans que cela soit réellement justifié…

Mignola et Pace écrivent une tragédie en plusieurs actes, puisant dans le bestiaire DC à leur sauce et se faisant clairement plaisir pour réinventer les grandes lignes de la Bat-Famille, avec cette fameuse malédiction multiple qui permet de se lâcher visuellement. C’est là où Troy Nixey intervient pour le meilleur et pour le pire… On retient les planches où se mêlent créatures, assauts reptiliens de toutes tailles, chauves-souris et démons géants (issus de l’imaginaire ou non), son Batman costumé sombre et perfectible. Les amateurs d’horreurs seront servis, ne serait-ce qu’avec cette version déroutante et cauchemardesque de Double-Face (cf. bas de cette page) !

Hélas, comme brièvement évoqué plus haut, dès que Nixey croque les visages d’humains, on peine à les apprécier à cause de leur difformité ou les bouches quasiment batraciennes, rappelant l’horrible Année 100. C’est dommage, car sans cela, La malédiction qui s’abattit sur Gotham, serait probablement devenu culte et fortement apprécié [1]. L’esprit « pulp » sied plutôt bien à l’atmosphère pesante et ses démons tentaculaires sortis de nulle part.

Le scénario n’est pas sans défauts non plus : les séquences de rituels sont trop longues et pénibles à lire, certains antagonistes rapidement sacrifiés ou faisant de la figuration et les personnages peu attachants au global. Néanmoins, dans une mythologie souvent cloisonnée, cette itération très « lovecraftienne » [2] est un régal pour les fans du genre. Une curiosité à découvrir si vous êtes friands de ces ambiances (et graphismes, bien sûr). Presque un coup de cœur malgré tout…

Après l’histoire principale, l’ouvrage propose Sanctuaire, épisode écrit à nouveau par Mignola en binôme avec Dan Raspler. Cette fois, Mike Mignola dessine intégralement ce chapitre publié initialement en 1993 (Batman : Legends of the Dark Knight #54). Lorsque Batman tue accidentellement un criminel qui cherchait du sang, le justicier s’engouffre dans un cauchemar face à un nécromancien qui le défie… Une plongée mi-onirique, mi-horrifique, sans grand intérêt niveau scénario mais séduisant sur la forme, donc les planches de Mignola et la colorisation de Mark Chiarello, offrant de jolis moments assez rares pour du Batman.

[1] Le livre se clôt avec des bonus inédits : les premières pages de La malédiction qui s’abattit sur Gotham dessinées par… Richard Pace ! En effet, le co-scénariste devait entièrement être aux pinceaux à la base. Son trait beaucoup plus réaliste et précis que celui de son compère Troy Nixey frustre davantage tant on aurait pu avoir quelque chose de plus « beau » en résultat final.

[2] Alex Nikolavitch, auteur et traducteur de comics (dont La malédiction…) dresse une liste des hommages de Mignola à Lovecraft dans une longue introduction intitulée Des tentacules à Gotham.

[À propos]
Publié chez Urban Comics le 2 mai 2016.
Contient : Batman : The Doom That Came To Gotham TPB (#1-3) et Batman : Legends of the Dark Knight #54

Scénario : Mike Mignola et Richard Pace, Mike Mignola et Dan Raspler
Dessin : Troy Nixey, Mike Mignola
Encrage : Dennis Janke
Couleur : Dave Stewart, Mark Chiarello

Traduction & introduction : Alex Racunica Nikolavitch
Lettrage : Calix Ltée, Île Maurice

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Arkham Asylum (L’Asile d’Arkham)

Œuvre culte publiée fin 1989, offrant une approche inédite (surtout à l’époque) du Chevalier Noir, Arkham Asylum – éditée sous les titres Les Fous d’Arkham et L’Asile d’Arkham chez d’autres éditeurs – fait partie des comics Batman incontournables. Un voyage aux confins de la folie écrit par Grant Morrison avec une plongée singulière dans le célèbre établissement psychiatrique, guidée par le Joker et « rehaussé par la mise en images glaçante » de Dave McKean et son « assemblage de peintures, dessins, crayonnés et collages ». Un véritable « roman graphique » époustouflant.

[Résumé de l’éditeur]
Les patients de l’Asile d’Arkham se sont échappés de leurs cellules et tiennent le personnel de l’institut en otages. Leur unique requête en échange de la libération des prisonniers: que Batman pénètre dans l’asile et endure leur enfer quotidien. Persuadés que la place d’un homme habillé en chauve-souris est obligatoirement avec eux, les patients réservent à leur hôte une expérience qui le marquera longtemps.

[Résumé de la quatrième de couverture]
1920. Suite au décès de sa mère démente, Amadeus Arkham, brillant psychiatre, aménagea la demeure familiale en un établissement médical dédié à soigner la folie de ses patients. Il ne se doutait pas de l’enchainement d’événements alors mis en branle. Quelques décennies plus tard, l’Asile d’Arkham est devenu un lieu maudit de tous, un labyrinthe hanté par la folie des criminels qui y sont enfermés. Seul espoir en ces murs : celui que le chaos prenne un jour sa revanche. Ce jour est arrivé. Emmenés par le Joker, les patients de l’asile contraignent le Chevalier Noir à les rejoindre au cœur même d’Arkham.

[Début de l’histoire]
1901. Amadeus Arkham, jeune enfant, trouve sa mère malade, alitée et ayant avalée des cafards…
1920. L’homme retourne à sa demeure familiale qu’il souhaite modifier en asile psychiatrique.

De nos jours. Batman est convoqué par Gordon devant l’Asile d’Arkham. Les patients ont pris en otage le personnel de l’établissement ; ils réclament le Chevalier Noir en échange de la libération des prisonniers.

Le justicier s’engouffre dans l’asile, il suit le Joker et arpente les couloirs, croisant ses ennemis…

[Critique]
Livre atypique, bien loin des productions comics habituelles – on nomme d’ailleurs Dave McKean à l’illustration et non « au dessin » –, Arkham Asylum est un récit complet à la fois accessible et paradoxalement rebutant tant il ne correspond à aucune autre œuvre dans le genre. Le titre est porté par deux très enthousiastes jeunes artistes de l’époque, déniché par le responsable éditorial Karen Berger (qui signe la postface du titre – on y reviendra) : le scénariste écossais Grant Morrison, qui n’avait pas encore trente ans (!), et le plasticien, peintre, graphiste, dessinateur… Dave McKean, qui avait vingt-cinq ou vingt-six ans seulement !

Ensemble, le duo imagine une incursion inédite dans le célèbre asile avec un regard singulier. Nous sommes à la fin des années 1980 et l’industrie des comics vient d’être chamboulée avec The Dark Knight Returns (1986) et Watchmen (1987). Tout est désormais possible. Le Chevalier Noir traverse une période compliquée, très noire et violente avec, coup sur coup, Année Un sorti dans la foulée, en 1988 puis Un Deuil dans la Famille étalé entre 1988 et 1989 et, enfin, Killing Joke en 1989. Arkham Asylum vient enfoncer le clou, fin 1989, avec des critiques dithyrambiques et plus d’un demi million d’exemplaires écoulés (dont cent mille le jour de sa sortie !).

(Re)découvrir aujourd’hui ce « roman graphique » montre à quel point il passe brillamment l’épreuve du temps. Il est devenu un objet d’étude et de multiples analyses, une inspiration maîtresse pour le jeu vidéo éponyme, et a permis à son auteur d’évoluer dans le milieu des comics avant de revenir au Chevalier Noir des années plus tard dans un très long run complexe et révolutionnaire (la saga Grant Morrison présente Batman). L’Asile d’Arkham (un de ses autres titres) est relativement court (moins de cent pages – sans compter les fiches médicales des patients, incluant celle… de Batman !) et s’inscrit instantanément dans les indispensables productions sur le Chevalier Noir.

S’il ne raconte, in fine, pas grand chose de « traumatisant » dans la carrière du justicier – dans le sens où il n’en sera pas fait mention a posteriori, ou très peu –, la bande dessinée, très glauque, marque considérablement les esprits par son originalité graphique et scénaristique. Comme évoqué, elle assène aussi un enchaînement de titres remarquables qui ont mis à mal Bruce Wayne aussi bien physiquement que psychologiquement. D’une certaine manière, Arkham Asylum condense un peu tout cela pour en livrer une somme hybride, visuellement passionnante. Un songe d’effroi pour Batman, une sorte de cauchemar dont on ne ressort pas indemne.

Sous-titrée Une maison sérieuse pour des troubles sérieux (A Serious House on Serious Earth en VO), la fiction s’attarde sur l’origine de l’établissement ainsi que la folie de son propriétaire (brillamment utilisée tout au long de l’ouvrage) et de ses habitants. Ces éléments secondaires, majoritairement issus de flash-backs, croisent le « présent » dans lequel l’ombre de Batman arpente les murs et couloirs de l’asile. Du justicier, on ne distinguera jamais son visage ; seuls son masque, sa silhouette et sa cape perdurent tout le long, avec quelques échanges ciselés entre l’homme chauve-souris et son bestiaire de vilains – le Joker en premier lieu, inoubliable némésis effrayante durant cette histoire.

Le Clown occupe donc une place de choix, terriblement marquant, dangereux psychopathe, exubérant et drôle – l’un des meilleurs Joker mis en scène – mais la prestigieuse galerie d’antagonistes n’a pas à rougir des ses apparitions. Des séquences parfois courtes voire frustrantes (L’Épouvantail), fulgurantes (Double-Face), violentes (Killer Croc), glaçantes (Gueule d’Argile) ou un peu plus convenues (Le Chapelier Fou). Quelques têtes secondaires sont de la partie comme nous l’informe l’un des bonus de fin : Black Mask, Docteur Destin et Professeur Milo. Surtout, Maxie Zeus a carrément droit à un segment alors qu’il est loin d’être récurrent dans la chronologie de l’homme chauve-souris (Freeze ou Poison Ivy auraient magnifié encore plus cette sélection) mais peu importe, c’est une séduction narrative et graphique supplémentaire.

En dérivant dans le labyrinthique asile, Batman – à l’esprit torturé, évidemment – croise donc ses habituels figures du mal mais… il a peur de s’y sentir « chez lui » (un fou parmi les fous ?). C’est là tout le propos, plus ou moins subtil, qui relance le débat sur la folie éventuelle de Wayne et sa responsabilité dans la création des fous d’Arkham. Guidé par un Joker en roue libre (forcément), on suit avec tension et passion cette visite forcée. Les propos, souvent déstabilisants, sont accompagnés comme il se doit des illustrations de Dave McKean. Une plongée qui met mal à l’aise, un voyage nocturne où l’on se perd dans un dédale architecturale, comme son héros, et dans un flot de dialogues parfois obscurs, comme l’entièreté du lieu.

Bien sûr, Arkham Asylum n’est pas le point d’entrée idéal dans les comics de Batman, bien sûr le propos très sombre ne plaira pas à un jeune lectorat ou un autre venu chercher une aventure plus conventionnelle, bien sûr la proposition graphique freinera probablement certains acheteurs, bien sûr plus de trente ans après, il y a une impression de « déjà lu »… mais si tout cela vous est égal, alors il ne faut pas faire l’impasse sur ce chef-d’œuvre du neuvième art. À l’inverse de Batman – Ego qui a, lui, « mal vieilli » (sur son texte sous-jacent notamment), L’Asile d’Arkham traverse les âges sans prendre une ride. Il propose une écriture décousue, dans les débuts de la carrière de Grant Morrison (et son premier travail sur Batman) et un propos qui fait désormais partie de l’ADN de l’homme chauve-souris. Batman est-il fou ? Sa place est-elle aux côtés des patients d’Arkham ? Parfois entamée dans quelques précédentes itérations du mythe, l’idée trouve ici une place de choix, bien qu’un brin confuse mais sans que cela ne soit trop grave, il faut accepter d’être perdu dans la structure – narrative et graphique – à l’instar du justicier.

Le véritable tour de force du livre est sans conteste ses sublimes planches. Déboussolant le lecteur, Dave McKean insuffle son style unique et inimitable à travers une multitude de procédés : peinture, collages, photographies, crayonnés, dessins… « Une mise en images glaçante » comme le souligne l’éditeur. Pas d’effets numériques à l’époque, ni à l’encrage, ni à la colorisation. Chaque case est conçue comme un tableau, comme une œuvre d’art où déambule aussi bien le spectre soyeux de l’homme chauve-souris qu’une palette chromatique riche en nuances et en teintes. Les illustrations de cette critique donnent un bon aperçu de ce qui vous attend. C’est donc une lecture quasiment « expérimentale » qui est offerte et met mal à l’aise ; c’est sous ce prisme qu’il faut aborder la BD, au risque d’en être dérouté. À voir selon votre sensibilité donc… car si la forme avait été nettement plus classique, si les planches avaient bénéficés d’une production dite « mainstream », alors Arkham Asylum aurait nettement moins marqué les esprits.

Son atmosphère lugubre, ses cases morcelées, ses figures floutées, son équilibre mi-réaliste mi-onirique et tant d’autres instruments graphiques au service d’un ensemble abouti et maîtrisé forment une imagerie unique et intemporelle. Une esthétique soignée qui vaut à elle seule le détour, offrant une histoire contemplative où l’action est mise de côté, un éventail artistique à visiter autant qu’à décortiquer. Le style de McKean [1] se prête à merveille pour ce dédale mental et architectural. Mention spéciale au portrait effrayant et magistral du Joker.

Le lettrage est parfois dérangeant, notamment les majuscules en rouge sur fond sombre, gênant la lisibilité mais ce n’est pas très grave (chaque personnage a son propre lettrage personnalisé). Un travail qui semble assuré par Gaspar Saladino bien qu’il ne soit pas nommé dans les crédits mais uniquement mentionné dans la postface du responsable éditorial Karen Berger. Ce dernier revient sur les origines du projet : « le script de Grant peu traditionnel, ressemblant davantage à un scénario de film, l’ambiance étrange, horrifiante et hantée inventée par McKean », etc. Ce préambule ouvre une centaine de pages de bonus dont le commentaire du scénario initial par Morrison, ponctué des travaux de recherches et multiples dessins. Un complément passionnant ajouté pour les quinze ans d’une œuvre inspirée et inspirante [2].

En été 2017, Morrison annonçait une suite dessinée par Chris Burnham (les deux ont travaillé, entre autres, sur le segment Batman Incorporated du célèbre run de l’auteur). L’idée était de reprendre le Batman « du futur » imaginé par le scénariste dans Batman #666, c’est-à-dire Damian Wayne hyper violent. L’histoire se veut radicalement différente de celle de l’œuvre mère, lorgnant vers la science-fiction à la Philip K. Dick. Malheureusement trois ans plus tard, début octobre 2020, Morrison confiait que le comic book n’avançait pas très vite tant il était pris par ses obligations contractuelles d’écriture pour différents projets de séries TV. Néanmoins, il restait confiant et assurait qu’une petite trentaine de pages de scénario avaient été rédigées et qu’il les trouvait plutôt bonnes. Aujourd’hui, à bientôt mi-chemin de l’année 2022, soit cinq après l’annonce de cette fameuse suite, force est de constater qu’elle risque de ne plus voir le jour…

Difficile d’ajouter d’autres compliments à Arkham Asylum, même si l’on pourrait divulgâcher sa conclusion, en extraire quelques théories. Ce comic book est un voyage subjectif avant tout, une plongée viscérale qu’on apprécie d’entrée de jeu ou qui (nous) laisse sur le bord de route. Il est nécessaire, indispensable même, de le feuilleter avant d’envisager l’achat (20€, un prix raisonnable vu la richesse du contenu). Pas forcément accessible, ce n’est pas non plus l’idéal pour débuter les comics sur Batman (comme The Dark Knight Returns – tous deux étant de grands monuments incontournables mais à lire de préférence après s’être fait la main sur des titres plus abordables).

Malgré une réception générale d’Arkham Asylym parfois clivante, on considère sur ce site – vous l’aurez compris – ce « roman graphique » comme faisant partie des indispensables, dans le haut du panier des productions sur Batman (à l’inverse d’Ego, déjà cité, moins marquant à notre sens). Une expérience inédite, un chef-d’œuvre.

[1] À noter que l’art de McKean orne chaque couverture des tomes de Sandman, excellente série écrite par Neil Gaiman et disponible chez Urban Comics ou encore celles de Jamie Delano présente Hellblazer. McKean a aussi illustré de nombreux titres signés Gaiman : Orchidée Noire, Cages, Violent Cases, Des loups dans les murs

[2] Outre le jeu vidéo Arkham Asylum qui puisait une certaine partie de sa trame narrative dans ce « roman graphique », l’épisode 68 de la célèbre série d’animation de 1992, intitulé Procès (Trial en VO), reprend également des éléments du livre. Les ennemis emblématiques de Batman lui font un procès, l’accusant d’être responsable de leur folie. Il s’agit du troisième épisode de la seconde saison de Batman, la série animée.

Ci-dessous les quatre couvertures françaises précédemment publiées : Les Fous d’Arkham (Comics USA, 1990) et L’asile d’Arkham (Reporter, 1999 et 2004, Panini Comics, 2010).

[À propos]
Publié chez Urban Comics le 13 juin 2014.
Précédemment publié sous le titre Les Fous d’Arkham (Comics USA, 1990) et L’asile d’Arkham (Reporter, 1999 et 2004, Panini Comics, 2010).
Contient : Arkham Asylum : A Serious House on Serious Earth 15th Anniversary Edition.

Scénario : Grand Morrison
Dessin : Dave McKean

Traduction : Alex Nikolavitch
Lettrage : Moscow Eye

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Batman Infinite – Tome 3 : État de terreur (2ème partie)

La séduisante proposition graphique du tome précédent compensait quelques faiblesses narratives. En est-il de même pour cette suite et fin d’État de terreur ? Oui et non. Explications et critique.

[Résumé de l’éditeur]
Tandis que Poison Ivy développe un réseau de plantes dans les souterrains, Gotham City est rongée par la terreur. Dernier rempart contre ce système de peur permanente promu par Simon Saint, Batman et Miracle Molly poursuivent leur combat. De son côté, l’Épouvantail couve de sombres projets pour traumatiser encore davantage les Gothamiens…

[Début de l’histoire]
Pas besoin de détailler davantage, le résumé de l’éditeur et la critique ci-dessous suffisent.

[Critique]
À l’instar du volume précédent, une critique par ordre chronologique semble plus pertinent du fait de son éclatement entre les épisodes (sept au total), provenant de différentes séries (deux régulières et deux récits complets). Le premier chapitre, Batman #115 nous ramène dans la série mère initiale, toujours écrite pas James Tynion IV, dessinée et encrée par Bengal et Jorge Jimenez avec une fois de plus Tomeu Morey à la colorisation exceptionnelle, entre autres sur ses jeux de lumière.

On avance un peu plus dans un récit qui « stagnait » jusqu’à présent. Ici, on a Batman et Miracle Molly d’un côté, l’Épouvantail et Sean/Peacekeeper-01 d’un autre, le tout avec Saint qui veut la tête d’Ivy ! Simple mais efficace, sans trop d’éclat (l’action est rapide) et graphiquement Jimenez intervient peu, laissant à Bengal la majorité des planches, pour un résultat graphique un peu plus convenu, malheureusement… L’époque du No Man’s Land est mentionnée, inscrivant – s’il le fallait – cette ère Infinite dans la chronologie « officielle » du Chevalier Noir.

Place ensuite à Nightwing #85, qui remet en avant Dick et Barbara, alias Batgirl. Tom Taylor est toujours à l’écriture (très bon auteur prolifique : DCEASED, Injustice, Suicide Squad Rénégat et, bien sûr, Nightwing Infinite), sublimée par Robbi Rodriguez à l’encrage et au dessin, avec Adriano Lucas – pour un résultat incroyable, graphiquement élégant et au style singulier, une vraie merveille !

Augure est le nom de la femme qui a pris possession du réseau de l’Oracle pour diffuser de fausses informations. Pour en venir à bout, il faudra davantage qu’une destruction physique de matériel informatique. De quoi ouvrir une parenthèse sur le passé du binôme (avec une autre patte artistique – tout aussi réussie) et montrer quelques séquences d’action plus originales que celles de Batman. Si le récit tente une fausse surprise « choquante » (désamorcée en quatre planches mais de toute façon on n’y croyait pas), il ne commet pas d’impairs et conjugue tout ce qu’il faut pour être passionnant, autant dans les aventures de Batgirl que celles de Nighwting, de l’évolution des deux héros et dans l’entièreté de la fresque narrative de l’œuvre globale.

On enchaîne avec le Batman #116 où Jimenez opère cette fois seul aux dessins (tant mieux). L’action bat son plein avec plusieurs confrontations dont le retour de Ghost-Maker (qui reste toujours un deux ex machina…) en allié de Poison Ivy, une situation inattendue à propos de l’Épouvantail, un affrontement très brutal entre Batman et Peacekeeper-01, etc. Des séquences plutôt explosives donc, qui font avancer aussi bien l’histoire (vers une conclusion abrupte ?) que sceller le sort des protagonistes.

Heureusement, le style si atypique de Jimenez couplé à la colorisation sans faille de Morey continuent d’émerveiller tout l’univers de Tynion mis en place depuis le premier tome de Joker War (dont Batman Infinite est la suite directe). Entre les planches de la série Batman avec ce trio artistique et celles de Nightwing, c’est un régal pour les rétines ! On avait justement quitté Nightwing avant cet épisode, on le retrouve juste après – gommant déjà le problème de rythme du premier volet d’État de peur qui jonglait entre trop de récits plus ou moins indépendants, cassant l’immersion narrative – ce n’est donc pas le cas ici, arrivé à la moitié du livre.

Nightwing (#86) reprend pile où il s’était arrêté, avec Dick, Barbara et Tim. D’emblée une mention au back-up de Batman #116 est prononcée mais ce segment n’est pas inclut dans la BD, dommage… Nighwing, Batgirl, Red Robin, Orphan et Spoiler vont affronter Augure, ses robots et Simon Saint. Une conclusion assez convenue et expéditive mais qui reste correcte. En revanche, la série se vautre encore dans une fausse tragédie (on nous fait croire aux morts de certaines personnes – on n’y croit absolument pas – et c’est vite rétabli), pénible…

Reste la proposition graphique, toujours séduisante et le capital sympathie de Dick couplé à Barbara, le duo fonctionne très bien et est super attachant. La fin de l’épisode ouvre également sur une nouvelle antagoniste à suivre.

Dernier chapitre de Batman (#117), permettant de maintenir le rythme impeccable instauré dès le début dans le comic. Le fameux « État de terreur » prend fin, entre exécutions un brin rapides et quelques évènements inattendus, avec une certaine pointe de poésie… Une première conclusion mi-figue mi-raisin (la seconde, la « véritable », est à découvrir en toute fin d’ouvrage, dans Fear State Omega #1.), pour une histoire qui s’était trop attardée dans le premier volet puis s’est soudainement accélérée dans le second, avec parfois une impression de survol.

Si l’arc avec Ivy semble précipité, il trouvera une explication plus poussée juste après dans le chapitre Batman Secret Files – The Gardener #1 ; à ce stade, pour expliquer la métamorphose d’Ivy, il faut se tourner vers Tout le monde aime Ivy, le sixième tome de Batman Rebirth (!), et vers la série Catwoman dans… Batman Bimestriel #14 – tous deux cités par l’éditeur au détour d’un dialogue avec Harley Quinn. Un peu rapide pour tout saisir. Du côté de Batman et ses alliés, on retient un Chevalier Noir fougueux, moins désespéré qu’à une époque, interagissant astucieusement avec Molly, entre autres. La conclusion de l’ensemble est donc à découvrir après la critique des deux derniers épisodes qui complètent évidemment cette petite fresque chapeautée par James Tynion IV.

Le chapitre Batman Secret Files – The Gardener #1 est sobrement nommé Interlude dans l’édition française – avant l’ultime épisode. Nouveau style graphique, intégralement signé Christian Ward (dessin, encrage, couleur) qui dénote avec ce qui était montré jusqu’à présent tout en restant très soigné. Le découpage y est hors-norme, jouant entre les cases et les mises en scène des planches afin de constituer une lecture parfois labyrinthique ou décloisonnée (rappelant modestement Batman Imposter par exemple, avec la patte unique d’Andrea Sorrentino). Les palettes chromatiques, forcément majoritairement émeraudes, épousent à merveille les traits de l’artiste; mêlant végétation luxuriante et instants intimes feutrés.

On y découvre plus en détail le Dr Bella Garten, aperçue brièvement dans les volets précédents – introduite comme l’ex petite amie d’Ivy alors que cela n’avait jamais été évoqué auparavant. Un procédé scénaristique un peu facile donc, à la manière de Ghost-Maker, considéré comme un élément implanté dans l’univers de Batman depuis longtemps alors qu’on le découvre seulement aujourd’hui. Ce système d’écriture est appelé retcon pour retroactive continuity, soit la continuité rétroactive. Cela consiste à placer un nouvel élément narratif en l’implémentant a posteriori dans un texte/une œuvre, tout en faisant croire (à grands renforts de flash-backs montrant des scènes d’un autre point de vue) qu’il y est disséminé depuis longtemps, c’est-à-dire « défaire la continuité rétroactivement » pour constituer une nouvelle chronologie – Star Wars en est adepte.

L’occasion de mentionner Jason Woodrue, responsable de la transformation de Pamela Isley en Poison Ivy, un personnage (important dans l’histoire d’Ivy) déjà abordé dans Batman Arkham – Poison Ivy. Étonnamment, cet interlude vient complémenter efficacement cet autre comic centré sur l’Empoisonneuse puisque sa relation avec Woodrue était à peine montrée dedans. Le chapitre débouche sur la création d’une « germe contenant le meilleur de Pamela » (sic – utilisée dans l’épisode d’avant). C’est surtout l’évolution de Pam/Ivy qui est intéressante ici, sublimée par les jolies planches de Ward. Du reste, on s’étonne que ce segment n’ait pas été proposé plus tôt (en ouverture de ce troisième tome de Batman Infinite ou dans le deuxième, qui faisait la part belle à plein de récits annexes).

Enfin, Fear State Omega #1 vient fermer le titre – simplement renommé Conclusion dans l’album. Après Fear State Alpha #1 (dans l’opus précédent), cet Omega apporte une conclusion plus développée de toute cette ère étatique de peur. Écrit par James Tynion IV à nouveau mais dessiné par cinq artistes différents (!), l’ultime épisode permet d’achever aussi bien les deux volumes État de terreur que les trois de Batman Infinite puisque le premier (Lâches par essence) y était aussi connecté. On peut même inclure les trois tomes de Joker War, formant ainsi un run en six volets, en attendant la suite…

Il manque à cet état de peur, une dimension plus civile, à hauteur d’homme, comme l’on pouvait la suivre dans Joker War. Néanmoins cette conclusion permet à Batman de « respirer » et, surtout, de s’exprimer, lucide sur son utilité (de plus en plus restreinte) à Gotham et l’avenir de la ville avec ou sans lui. Une approche bienvenue après des épisodes plus ou moins bavards mais qui allaient à l’essentiel. Fear State Omega s’attarde aussi sur quelques têtes connues (Bao/Clown Hunter, Ghost-Maker, Peacekeeper-01…) ou en évoque d’autres le temps d’une ou deux cases (le Batman de Futur State, le collectif Unsanity, Amanda Waller, Catwoman…).

Ce balayage des protagonistes (hors Batman et Crane, les deux mis en avant ici), permet de terminer un long récit qui a offert de belles perspectives graphiques (son point fort), des situations excitantes (les manipulations multiples), de nouveaux personnages plutôt travaillés (Molly, Sean…) et de jolies parenthèses (le duo Nightwing/Batgirl). Malheureusement, le rythme un brin décousu entre les multiples séries et titres complets perd parfois un peu le lecteur, sans s’attarder suffisamment sur ce qui aurait été plus judicieux voire mérité (le parcours d’Ivy, Quinn quasiment absente, Saint expédié aussi, etc.). Une histoire qui, in fine, repart un peu à zéro et ouvre, une fois de plus, un nouveau segment narratif qui pourrait être audacieux et inédit (à suivre dans les cinq chapitres qui seront dans le tome 4 de Batman Infinite, prévu le 23 septembre, écrit et dessiné par une nouvelle équipe – Joshua Williamson et Jorge Molina au scénario, Mikel Janin (Batman Rebirth) au dessin).

Mais, comme toujours, c’est après quelques années qu’on se rendra compte si le récit est resté intemporel et fortement ancré dans la mythologie du Chevalier Noir. Dans l’immédiat, sans être un gros coup de cœur ni une déception ou un loupé, ces tomes 2 et 3 de Batman Infinite sont à savourer visuellement. À ce stade, on retrouve les mêmes critiques que les runs d’auteur précédents, Grant Morrison, Scott Snyder, Tom King et désormais James Tynion IV : chacun y livre un sentier parfois original, parfois convenu, souvent inégal mais proposant de belles choses, graphiquement et scénaristiquement. Chaque artiste a déjà marqué la mythologie de Batman, certains de façon clivante (Snyder), d’autres plus acclamés par un lectorat spécialiste (Morrison) ou néophyte (King). Une chose est sûre : les titres courts ou les récits complets marquent davantage l’Histoire, grâce à un accès plus aisé et un investissement économique (et de temps) moins élevé.

En synthèse, si vous avez aimé la fiction depuis Joker War, aucune raison de ne pas aller jusqu’à État de terreur. Si vous avez trouvé ça « sympa sans plus », inutile de poursuivre. Si vous accordez autant d’intérêt aux graphismes qu’au scénario alors vous serez séduits, sans aucun doute !

[À propos]
Publié chez Urban Comics le 17 juin 2022.

Contient : Batman #115-117, Nightwing #85-86, Batman Secret Files – The Gardener #1 et Fear State Omega #1.

Scénario : James Tynion IV + Tom Taylor
Dessin & Encrage : Jorge Jimenez + Robbi Rodriguez  + Christian Ward (+ collectif)
Couleurs : Tomeu Morey + Adriano Lucas + Christian Ward (+ collectif)

Traduction & Introduction : Jérôme Wicky & Thomas Davier
Lettrage : Makma (Sabine Maddin, Michaël Boschat et Gaël Legeard)

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Ci-dessous les six couvertures variantes de la série Batman qui constituaient un grande fresque une fois rassemblée.