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Joker – L’Homme qui cessa de rire

On avait quitté le Joker il y a pile deux ans, à la fin du troisième et dernier tome de Joker Infinite (réédité pour l’occasion en une seule intégrale le 19 août 2024). Il est de retour dans L’homme qui cessa de rire, en vente depuis le 30 août 2024, suite qui peut se lire comme un récit complet. Long, inégal, parfois surprenant et appréciable, parfois décevant et pénible, découverte et critique d’un titre à la couverture séduisante (mais éloignée du contenu graphique et scénaristique).

[Résumé de l’éditeur]
Quand le chat n’est pas là, les souris dansent… L’absence du Joker à Gotham a laissé le terrain libre à ses plus fidèles rivaux, qui n’ont pas tardé à se partager le pouvoir sur les bas-fonds de la ville. Double-face, le Pingouin, le Sphinx ou encore Black Mask, aucun n’était préparé au retour du Prince Clown du Crime, et encore moins à sa vendetta. S’il ne peut pas reprendre Gotham, il prendra le contrôle des États-Unis !

[Contextualisation et introduction par Jérôme Wicky (traducteur habituel chez Urban mais qui n’a pas travaillé sur ce titre)]
Attention aux révélations des différents titres de l’ère Infinite ! Néanmoins ce texte revient très justement sur ce qu’il faut se remémorer.

Joker : l’éternel retour
Cet album nous présente le retour du Joker à Gotham, son territoire de prédilection. Mais où était-il passé depuis quelque temps ? Voici quelques clés pour s’y retrouver.

Commençons par BATMAN – JOKER WAR (collection DC Rebirth), série de trois albums [1] relatant le dernier grand coup du Clown Prince du Crime. Longtemps, le Joker a connu l’identité secrète de Batman, mais il préférait feindre l’ignorance pour obéir à sa propre fantaisie. Lorsque l’identité de Superman est révélée publiquement, le tueur livide change de paradigme et met à exécution un plan machiavélique pour s’emparer de la fortune de Bruce Wayne, alter ego de son meilleur ennemi. Le Joker peut ainsi armer et financer ses fans, de plus en plus nombreux. Ils se surnomment « les Clowns » et plongent Gotham dans une guerre civile. La saga s’achève par une confrontation entre le Joker et son ancienne amante et alliée, Harley Quinn, passée depuis du côté des anges. Harley lui tire une balle dans l’œil, mais le Joker survit et parvient à s’échapper.

[1] Voir les critiques sur ce site. L’on apprécie les deux premiers opus (tome 1 et tome 2 donc – ils n’ont pas de titres précis) et nettement moins le dernier (tome 3).

L’ombre du Joker plane sur BATMAN INFINITE (4 tomes, collection DC Infinite) [2], mais il n’y apparaît pas vraiment. On lui fait porter le chapeau d’un nouveau crime abominable, surnommé le « Jour An » par la presse: 500 pensionnaires de l’Institut Arkham pour malades mentaux (que le Joker a longtemps fréquenté) sont gazés par la fameuse toxine du Joker. Parmi les victimes figurent le célèbre colosse de Santa Prisca, Bane et Bily Sampson, membre d’une famille de richissimes cannibales texans, rejeton impie de Dallas et de Massacre à la Tronçonneuse.

[2] Là aussi, voir les critiques sur le site de cette série inégale. Les trois premiers volets se suivent (Lâches par essence, État de terreur (1ère partie), État de terreur (2ème partie), le quatrième est presque complètement indépendant (Abyss).

Le « Jour A» est la goutte d’eau qui incite l’opinion publique et les autorités, déjà éprouvées par la « guerre du Joker », à opter pour une politique sécuritaire s’opposant aux super-héros. Cette politique sera mise en œuvre par l’industriel Simon Saint, avec l’assentiment du maire Nakano, via son projet « Magistrat », et la création de cyborgs Peacekeepers voués à remplacer et à traquer la Bat-famille. Il sera plus tard révélé que Saint était associé à l’Épouvantail, ennemi de Batman passionné par l’étude de la peur. Le Chevalier Noir et ses amis triompheront de ces embûches et la situation reviendra à la normale. Pour autant, le Joker continue de manquer à l’appel.

On découvrira le fin mot de l’histoire dans JOKER INFINITE  (3 tomes, collection DC Infinite) [3]. Le Joker, qui porte désormais un œil de verre rouge suite à la blessure par arme à feu infligée par Harley, se cache au Bélize, dans une maison luxueuse fournie par « Le Réseau », société secrète offrant de tels services aux grands criminels. En guise de représailles au « Jour A », qu’il est censé avoir initié, sa planque est prise d’assaut par plusieurs ennemis : la famille Sampson, dont le patriarche veut le dévorer ; Vengeance, un clone féminin de Bane créé par le Réseau à la demande du gouvernement de Santa Prisca ; et enfin l’ex-commissaire Gordon, commandité par Cressida, fille d’un ancien membre de la Cour des Hiboux tombé en disgrâce. Ainsi débute une traque qui mènera Gordon aux trousses du Joker, de Majorque au Texas, en passant par Paris.

[3] Une fois de plus, les critiques sont disponibles pour les trois opus : La chasse au clown, Le faiseur de monstres et Du clown au menu. Comme dit en haut de cette page et curieusement omis dans ce texte de la part de l’éditeur, ces trois volumes ont été réédités en une seule intégrale (couverture à gauche – disponible pour 40 €) sortie une semaine avant Joker – L’homme qui cessa de rire. De quoi être ambigu sur le sujet et écouler les derniers stocks des tomes simples ? Bizarre… Quoiqu’il en soit, cette traque du Joker est globalement conseillée, surtout ses débuts et certains points de sa dernière ligne droite et malgré un ensemble qualitatif et graphique parfois hétérogène.

On découvre alors que Bane a feint sa propre mort et que, dans l’ombre, il a tiré les ficelles afin de provoquer le « Jour A » et faire accuser le Joker. Cressida, dont il a fait son bras droit, souhaitait également exposer au grand jour les exactions de la Cour des Hiboux et du Réseau pour venger son père et les mettre hors d’état de nuire. Elle sera finalement exécutée par le Joker, mais Gordon jurera de poursuivre son œuvre avec l’aide de son vieil ami, Harvey Bullock.

Depuis, on a revu le Joker dans l’actuelle série Batman écrite par Chip ZDARSKY, BATMAN DARK CITY. Les événements du présent album se déroulent parallèlement au tome 3 de cette série [4], dans lequel Batman se retourne contre sa Bat-famille, infligeant notamment à Jason Todd un traitement débilitant en le soumettant à une peur intense à chaque pic d’adrénaline.

L’un des thèmes récurrents de BATMAN DARK CITY est le dédoublement de Batman… et celui du Joker, qui y apparaît sous diverses formes, multipliant les personnalités. JOKER – L’HOMME QUI A CESSÉ DE RIRE s’inscrit dans la même thématique, comme vous le constaterez dès la fin du premier chapitre. Deux Jokers pour le prix d’un ? Attention, il y a de quoi s’y perdre !

[4] Pas besoin de renvoyer vers toutes les critiques de Dark City et cette mention au troisième tome ne sert qu’à justifier une seule planche en fin d’ouvrage de L’homme qui a cessé de rire (à propos de Red Hood) et, éventuellement et indirectement pourquoi Batman est peu présent.

[Début de l’histoire]
Le Joker
est de retour à Gotham, face aux bandes de Double-Face, du Sphinx et de Black Mask. Il préfère ne pas les affronter mais tue quelques prisonniers dont un homme sous une cagoule.

Cet homme survit pourtant et s’avère être le parfait sosie du Joker ! À moins qu’il s’agisse de l’originel ? Qui est ce double ?

L’autre Clown Prince du Crime décide de s’attaquer à… Lost Angeles. Tandis que le « second » Joker tâche de redevenir le pire criminel dans Gotham.

Pour Red Hood, l’occasion est trop belle pour enfin se venger de son ennemi juré !

[Critique]
Que c’est long ! Douze interminables chapitres (et leurs back-ups), sans compter les deux épisodes de Knight Terrors à la fin du livre de presque 500 pages ! Est-ce que The Man Who Stopped Laughing (son titre VO) méritait autant de pages ? Certainement pas. Le récit écrit par Matthew Rosenberg (qui a signé quelques parties de Batman Detective Infinite et Joker Infinite, justement) se perd souvent dans des morceaux narratifs guère passionnants et parfois confus (on s’y perd – volontairement a priori – entre les deux Joker, pas forcément déplaisant mais un peu pénible sur la longueur) et est trop bavard, verbeux. Il accole (surtout dans sa première moitié) des bulles de pensées narratives en complément de séquences où l’on lit des dialogues. On se surprend à feuilleter les pages et lire d’abord l’un des textes puis le suivant, preuve qu’il y a un manque de fluidité et d’intelligibilité dans ce procédé faussement complexe et, in fine, un peu inutile…

Néanmoins, il y a de bonnes choses dans ce Joker – L’homme qui cessa de rire. Tout d’abord on retrouve le célèbre némesis de Batman complètement imprévisible et violent ! Car si le Joker est un « méchant » d’anthologie, ce qui le démarque dans bien des cas et sa cruauté et son côté inattendu. Il veut tuer un homme de main sur un coup de tête ? Un civil ? Un simple passant ? Un journaliste ? Allez c’est parti ! C’est fortement appréciable de revoir cette figure du Mal renouer avec cette véritable folie. Et, comme dit plus haut, vu qu’il y a deux Jokers on en a carrément deux fois plus ainsi !

En outre, le parcours croisé des deux Jokers (jusqu’à leur confrontation et l’explication finale) est plutôt haletant même s’il aurait pu être raccourci. L’un virevolte avec des personnages de seconde zone, l’autre s’allie avec Solomon Grundy et se tape avec Killer Croc. N’en dévoilons pas trop mais partez du principe que les figures emblématiques habituelles de la mythologie du Chevalier Noir, fièrement mises en avant dans le résumé de quatrième de couverture, n’apparaissent pas (à l’exception des trois nommés dans le début de l’histoire et de façon très éphémère). Il en est de même pour Batman, totalement absent de l’aventure. Seul Red Hood occupe une place de choix et, à ce sujet, ses fans devraient y trouver leur compte, tant la quête de vengeance de Jason Todd se poursuit encore de façon plus intense ici.

Malgré tout, Joker – L’homme qui cessa de rire déçoit dans sa conclusion sur « l’identité » du second Joker : une énième idée bordélique et improbable qui aura – peut-être – des répercussions dans la sacro-sainte continuité. Au moins il y a une explication, on craignait qu’il n’y ait rien du tout après tout ce temps passé à lire les déboires respectifs des Jokers et après un contenu fortement inégal. La faute aussi à un rythme de lecture complètement cassé par des back-ups inutiles. Chacun d’entre eux se déroule après un épisode et propose une petite histoire sur le Joker avec deux de ses hommes de main – qui meurent presque systématiquement. L’on y suit un Joker amoureux (de différentes femmes héroïnes !) ou partiellement démuni. C’est amusant au début, une fois, deux fois… avant d’être lassant et gâchant complètement l’harmonie scénaristique. Pire : l’on pouvait croire y déceler des explications sur le fameux double du Joker à plusieurs reprises (multivers ? clone ? sosie ?) mais il n’en est rien.

Un conseil donc : pourquoi pas lire tous ces back-ups avant ou après l’histoire principale ? Notons que le dernier est directement incrusté dans un chapitre, faisant office d’une bande dessinée lue par un enfant puis par le Joker (mais, encore une fois, ça n’a aucun impact sur l’œuvre globale). En lisant « à la suite » les simples douze épisodes de L’homme qui cessa de rire, on devrait les apprécier davantage. Mais est-ce que cela vaut 40 € ? Honnêtement non… Débat toujours délicat (et subjectif) que celui du rapport à l’argent par rapport à la qualité d’un livre (et son nombre de pages parfois).

Heureusement, les dessins de Carmine Di Giandomenico (vu et apprécié dans Batman – The Knight), mis en couleur par Arif Prianto, offrent une solide proposition graphique (et complètement homogène tout au long de la fiction – un sacré point fort !) qui épouse plutôt bien le récit quand celui-ci est dans ses meilleurs segments. Il y a de l’action, du mystère, de l’humour (noir), des choses relativement singulières (le Joker à Los Angeles !), des personnages secondaires plutôt inhabituels (Kate Spencer/Manhunter…) – cf. dernière image de cette critique, qui en dévoile un petit peu, attention donc si vous descendez pour les voir, un texte averti avant – et quelques autres bons éléments.

Malheureusement ils sont mal dosés, mal équilibrés et racontent, in fine, quelque chose de bordélique (à l’image du Joker), partiellement pertinent. Les back-ups sont majoritairement de Francesco Francavilla (Sombre Reflet, Joker Infinite…) aux dessins et à la colorisation (remplacé deux fois par Will Robson / Hi-Fi avec Ryan Cady à la co-écriture toujours avec Rosenberg) et offrent aussi de jolies séquences visuelles très psychédéliques mais, comme dit juste avant, sans grand intérêt en marge de l’arc principal.

En somme, si on avait juste eu les épisodes principaux sans rien d’autres pour 25 € environ (peut-être un peu plus ou un peu moins), on aurait conseillé Joker – L’homme qui cessa de rire. Pour 40 €, on a plutôt tendance à conseiller un emprunt en médiathèque, d’autant que si le titre « révolutionne » (toutes proportions gardées) le Joker, dans l’immédiat cela semble moins marquant (et prenant) que d’autres avant lui (incluant les plus clivants comme Trois Jokers – qui explorait aussi cette idée de plusieurs Jokers mais d’une façon totalement différente et pas forcément « bonne » pour autant). Ajoutons la très chouette galerie habituelle des couvertures alternatives en clôture du volume qui vaut aussi le coup.

[À propos]
Publié chez Urban Comics le 30 août 2024.
Contient : Joker The Man Who Stopped Laughing #1-12 + Knight Terrors : Joker #1-2
Nombre de pages : 488

Scénario : Matthew Rosenberg, Ryan Cady
Dessin & encrage : Carmine Di Giandomenico, Francesco Francavilla, Will Robson, Stefano Raffaele (Knight Terrors)
Couleur : Arif Prianto, Romulo Fajardo Jr., Nick Filardi, Hi-Fi

Traduction : Xavier Hanard
Lettrage : MAKMA (Gaël Legeard, Sarah Grassart, Tess Brunet et Roy Lorine)

Acheter sur amazon.fr : Joker – L’homme qui cessa de rire (40 €)





Attention, l’image ci-dessous révèle certaines choses de la fin de l’histoire.

Batman/Superman – The Archive of Worlds (L’Archive des Mondes)

De fin 2019 à fin 2021, la série Batman/Superman s’est étalée, aux États-Unis, sur presque 25 chapitres (incluant deux annuals). En France, les  cinq premiers épisodes ont été compilés dans Le Batman Qui Rit – Les Infectés (c’était d’ailleurs une des réflexions de la critique : le volume aurait du s’appeler Batman & Superman pour être plus « juste »). Le sixième chapitre est dans Justice League – Doom War : Épilogue (pas encore chroniqué) – s’intercalant ainsi dans la grande saga Metal. Les épisodes #7 à #15 n’ont pas été publiés en France – une succession d’histoires sans grand intérêt, The Kandor Compromise (#7-8), Atomic (#9-11), Planet Brainiac (#12-14) et Snow Fight (#15).

En revanche, les épisodes #16 à #22 ainsi que l’annual 2021 sont inclus dans les magazines Batman Infinite Bimestriel #3 et #4 (novembre 2022 et janvier 2023). Ils sont majoritairement écrits par Gene Luen Yang et dessinés par Ivan Reis. Ils ne sont pas sortis en format librairie par la suite mais sont disponibles en anglais dans Batman/Superman – The Archive of Worlds (cf. première couverture ci-dessous et lien pour acheter tout en bas de la critique). Que vaut L’Archive des Mondes, récit complet sur les deux plus célèbres icônes de DC Comics ?

 

[Résumé de l’éditeur]
Le Détective de la Nuit n’a pas le temps de se reposer car, aux côtés du protecteur de Metropolis, il doit faire face à une tempête multiverselle ; Batman s’allie à Superman pour une nouvelle virée dans le Multivers où différentes versions des héros se télescopent !

[Début de l’histoire]
À Metropolis, tandis que Clark Kent, Lois Lane et Jimmy Olsen assistent à la présentation d’une invention révolutionnaire, l’omnibatterie, un mystérieux Sorcier Inconnu débarque sur des robots volants pour réclamer la paternité de cette singulière et inépuisable énergie. Après une rapide intervention de Superman qui a écarté efficacement le danger, Lois Lane interroge Martha Wayne (!), elle aurait volé l’idée de l’omnibatterie à… Lex Luthor !

À Gotham City, Batman et Robin poursuivent un camion infiltré à Arkham : le Joker, le Pingouin et Waylon Jones (Killer Croc) sont dirigés par L’Araignée, mystérieuse femme fatale criminelle. Le duo dynamique enquête ensuite sur l’étrange directeur de l’asile…

Quand ces étranges mondes convergent, trois super-héros se retrouvent pour former une équipe atypique !

[Critique]
Voilà un récit très singulier, complètement « méta » et une curiosité absolue qui mériterait une seconde publication en librairie ! Tout commence de façon à la fois classique et inédite : deux histoires se déroulent en même temps, une en haut de page centrée sur Superman, une seconde en bas suit Batman et un Robin encore jeune – Dick Grayson (il s’agit des versions « classiques » des célèbres super-héros, donc de l’Âge d’or de DC Comics, reprenant leurs codes des années phare de leur popularité). Le lecteur peut à sa guise lire les deux récits en même temps ou bien d’abord l’un puis l’autre. Évidemment, les deux se rejoignent à la fin et les chapitres suivants sont de forme plus convenue.

Cette introduction atypique séduit d’emblée mais, surtout, propose d’étranges variations des éléments habituels des deux justiciers. Ainsi, dans la fiction sur Superman, l’on apprend que Martha Wayne est en vie, est une criminelle, entretient une liaison avec un Alfred se transformant littéralement comme Bane et que Bruce Wayne est plutôt chétif et peureux ! Côté Batman, ses célèbres ennemis se transforment en monstre et une femme fatale, L’Araignée, semble tirer les ficelles d’une machination. Cette nouvelle antagoniste ressemble furieusement à… Lois Lane.

Sans surprise, l’on plonge dans un multiple elseworld d’une fluidité narrative exemplaire (aucun pré-requis) et amusante. En effet, l’ennemi qui a créé ces chamboulements (ou carrément ces univers – depuis Terre-Zéro, La Thermosphère) est L’Archiviste, qui se voit comme un réalisateur de cinéma ! La plupart des cases sont d’ailleurs entourées de pellicule, visant un montage ou une connexion entre deux morceaux de bobine pour concevoir de nouvelles choses. La bande dessinée ira encore plus loin dans cette approche « méta » lors de sa conclusion.

Entre-temps, elle fait intervenir, au-delà des célèbres justiciers, une poignée de têtes connues qu’elles réinventent de façon inédite, au risque – peut-être – de heurter un lectorat fidèle… Parmi les protagonistes, citons Etrigon, El Diablo… et gravitant autour de(s) Lex Luthor (dont l’un ressemble furieusement à Walter White de Breaking Bad !), Jimmy Olsen et autres Gordon habituels. Le spectacle est réjouissant, un divertissement de qualité sans prétention et plutôt original dans le genre. On apprécie également retrouver l’enthousiasme d’un Robin dans ses premiers pas en costumes et une époque qui semble désormais très lointaine.

L’Archive des Mondes ne vise pas à (re)chambouler l’univers DC ou concevoir une énième crise (cf. index des « crisis ») mais impossible de ne pas songer à certains titres fondateurs, saupoudrés du célèbre run de Grant Morrison. Le rythme est emmené, les dialogues percutants, l’humour fonctionne, la vague investigation fait mouche, il n’y a pas grand chose à dire si l’on fait partie du public qui adhère complètement au rocambolesque de ce genre de narration. Le parti-pris d’emblée ne trompe d’ailleurs jamais son lecteur puisqu’on découvre rapidement de quoi il en retourne avant d’entamer un voyage périphérique aux multiples registres littéraires : action, science-fiction, aventure, enquête, fantastique, etc. C’est souvent difficile d’obtenir un bon résultat équilibré dans ce genre de cas, ici le pari est remporté haut la main.

Entre hommages multiples et ambition modeste, l’auteur Gene Luen Yang tire son épingle du jeu grâce à la fluidité de son écriture, bien aidée par une mise en page parfois détonante et, surtout, les beaux dessins d’Ivan Reis en plutôt bonne forme (remplacé éphémèrement le temps d’un chapitre et cédant sa place au double récit conclusif à Paul Pelletier et Francesco Francavilla). Yang est un auteur plusieurs fois récompensé (pour American Born Chinese notamment, en 2007, qu’il avait dessiné, mais aussi pour Avatar : The Last Airbender). Soucieux des images des asiatiques aux États-Unis, on l’a retrouvé, entre autres, sur Shang-Chi pour Marvel de 2020 à 2022). On le retrouvera sur Planète Lazarus, achèvement de la série Robin Infinite et « suite » du crossover Shadow War, tous récemment chroniqués.

Ivan Reis signe des planches ultra dynamiques et lisibles. Le dessinateur très prolifique chez DC Comics (la série Aquaman période Renaissance, plusieurs tomes de Justice League de la même ère et diverses apparitions un peu partout (Geoff Johns présente Green Lantern, Infinite Crisis…) ou chez Batman (Batman Detective Infinite par exemple) – cf. son nom dans la recherche de ce site) est une valeur sûre pour un titre du genre orienté à la fois grand public et passionnés. Son découpage est fluide, ses personnages et visages reconnaissables et « vivants », bref il n’y a pas grand chose à reprocher à la partie graphique de la BD.

En synthèse, L’Archive des Mondes est une agréable proposition qui ravira autant les amateurs que les aficionados de longue date. Bien sûr, rien de révolutionnaire ici mais on salue la semi-originalité de l’ensemble et ses qualités visuelles. Malheureusement, faute de réédition en librairie, il faut débourser 25,80 € pour lire tout ça, ce qui est évidemment trop onéreux (sauf si les autres récits inclus dans les deux numéros de Batman Infinite Bimestriel intéressent, évidemment – se référer à l’index pour les détails). Comme évoqué en début de critique, l’achat de la version en langue anglaise peut compenser pour avoir un bel objet complet (à découvrir ici en vidéo) mais… cela reviendrait à 29 € environ. On vous laisse trancher ce qui vaut le coup/coût, sachant qu’il y a une forte probabilité d’arriver à trouver en occasion les deux magazines à prix moindre.

[À propos]
Publié chez Urban Comics dans Batman Infinite Bimestriel #3 et #4 (novembre 2022 et janvier 2023)
Contient : Batman / Superman #16-22 + Annual 2021

Scénario : Gene Luen Yang
Dessin : Ivan Reis + Paul Pelletier, Francesco Francavilla + collectif (José Luis, Emanuela Lupacchino, Steve Lieber, Darick Roberton, Kyle Hote
Encrage : Danny Miki, Jonas Trindade, Mick Gray, Francesco Francavilla, Keith Champagne
Couleur : Sabine Rich, Hi-Fi, Francesco Francavilla

Traduction : Benjamin Viette
Lettrage : Gaël Legeard (Studio Makma)

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Batman Infinite Bimestriel #4 (12,90 €)
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(Cliquez pour ouvrir et agrandir dans un nouvel onglet cette dernière image/planche double horizontale.)

Joker Infinite – Tome 3 : Du clown au menu

Troisième et dernier tome [1] de Gordon Joker Infinite (en vente le 2 septembre prochain), Du clown au menu vient conclure une histoire originale dont le premier volet était percutant et saisissant et le second un peu moins palpitant. Critique et conclusion.

[1] Bien qu’indiqué en quatrième de couverture que la série Joker Infinite est « en cours » (et non « terminée ») ce troisième tome est bien le dernier comme l’avait stipulé Urban Comics dans une publication sur Facebook annonçant l’ouvrage en avril dernier (puis confirmé une seconde fois en réponse à mon interrogation fin juin/début juillet).

[Résumé de l’éditeur]
Après avoir été gravement blessé par la famille Sampson alors que ces derniers mettaient enfin la main sur le Joker, Jim Gordon semble laisser sa fille Barbara prendre sa place dans sa quête du Clown Prince du Crime. Mais ses mystérieux commanditaires ne le voient pas d’un bon œil et s’apprêtent à dévoiler leurs réelles intentions… ainsi que leur véritable identité. Le Joker pourra-t-il survivre à l’assaut de ce groupe de l’ombre, d’une famille de cannibales, et de Vengeance, la clone de Bane que Gordon a lâché sur lui ?

[Début de l’histoire]
Pas besoin d’en dire davantage que le résumé de l’éditeur.

[Critique]
Une bonne suite et une conclusion « à peu près » satisfaisante ! Voilà qui synthétise la première pensée une fois la lecture terminée et, surtout, qui fait plaisir en ces temps de productions de comics assez balisées. Au programme de ce troisième tome qui porte très bien son nom puisque le Joker est littéralement un clown au menu des cannibales : six chapitres qui connectent toutes les intrigues vues précédemment.

Le premier épisode est un long flash-back, dans la continuité de l’annual #1 qui fermait le tome précédent, revenant sur le quotidien de Gordon après Killing Joke. Sa cohabitation avec Barbara, le GCPD corrompu et… son fils James Jr. revenu au bercail familial, fasciné par le Joker. Tout ce chapitre est à nouveau dessiné, encré et colorisé par Francesco Francavilla et son style pulp inimitable aux tonalités chaudes, jeux de lumière efficaces et traits simples mais efficaces. Comme dans les deux volumes précédents, ce procédé graphique permet d’identifier immédiatement que cette partie du récit se déroule dans le passé.

Une parenthèse s’impose (sur ce paragraphe et le suivant) tant on se rend compte que les séries « héritières » de Killing Joke se déroulent sur deux axes. Un premier avec différentes histoires qui sont, directement ou indirectement, impactées. On pense bien sûr à tous les comics de ces trente dernières années qui évoquent au détour de quelques cases les sinistres évènements relatés dans Killing Joke mais qui ne servent, au final, « que » de rappels historiques ou bien de repères chronologiques dans la grande mythologie de Batman. En revanche, on trouve dans Trois Jokers une véritable « suite » assumée (à insérer canoniquement ou non dans la continuité selon le bon vouloir du lecteur) et désormais dans ces Joker Infinite. La courte série synthétise bien les démons de Gordon tout en lui offrant une opportunité de vengeance (ou de rédemption).

En marge de tout ceci, et c’est ce que nous appelons le second axe des séries « héritières » de Killing Joke, il y a ce qui semble peu connecté de prime abord. Sombre Reflet notamment, qui mettait en scène James Gordon Jr. (avec à nouveau Francavilla au dessin, ainsi que Jock), qu’on revoie ensuite dans Le Batman Qui Rit, qui devient de facto une étrange extension au précédent titre. Là aussi, le poids du passé (et donc des blessures de Killing Joke) trouvent un écho conclusif dans les Joker Infinite. On pourrait donc lire « à la suite » Killing Joke, Sombre Reflet, Le Batman Qui Rit, Trois Jokers puis Joker Infinite qu’on arriverait à tisser une ligne narrative où s’entremêlent avec brio Batman, le Joker et – surtout – la famille Gordon : James et ses deux enfants, Barbara et James Jr. Un canevas du neuvième art passionnant qui s’étale sur des années, conçu probablement involontairement mais proposant de belles choses !

Revenons au troisième tome de Joker Infinite. Passé l’introduction sur le passé de Gordon, on renoue avec toutes les intrigues en cours qui trouvent chacune une résolution plus ou moins satisfaisante. Du côté des figures féminines de Gotham (Barbara, Julia, Orphan – Spoiler n’apparaît pas cette fois, étrangement), elles se connectent habilement avec l’enquête de Gordon sur le Réseau via un passage de flambeau et une entraide globale. Le fameux Réseau, justement, est mieux explicité, on comprend aussi les motivations de la Cour des Hiboux, ou plutôt de Cressida. La famille Sampson revient également sur le devant de la scène, là aussi on saisit davantage les connexions avec le reste du récit (en gros, les Sampson sont des cannibales mais le Réseau a besoin d’eux pour exploiter le pétrole sur leur terrain et, surtout, continuer de servir des mets humains à l’élite secrète urbaine – ça semble bordélique dit comme ça mais fait sens dans la BD). Et le Joker dans tout ça ? Un bouc émissaire déniché par Cressida qui veut faire tomber le fameux Réseau et qui a utilisé Vengeance, la clone de Bane, pour arriver à ses fins.

Attention, quelques révélations majeures dans ce paragraphe, passez au suivant pour vous en préserver. Cressida s’est surtout alliée avec… Bane. Qui n’était donc pas mort – comme on le pressentait –, c’est l’une des premières surprises du scénario (toujours signé James Tynion IV) qui arrive à la moitié de la lecture. C’était prévisible mais ça permet de débouchait sur une relation père/fille entre Bane et Vengeance prometteuse. Seconde surprise du scénario : l’ergot de la Cour des Hiboux est en fait James Gordon Jr. À moitié zombifié, il pourra donc revenir ultérieurement dans un rôle d’antagoniste ou allié… Et comment ça se termine tout cela ? Et bien, un statu quo plus ou moins inchangé : le Joker est toujours vivant et libre (quelle surprise…), Bane et Vengeance se sont éclipsés (hâte de les revoir), le Réseau est plus ou moins démantelé (on ignore si des clones d’autres ennemis sont prévus).

Surtout, James Gordon est apaisé avec lui-même. Et c’est ce récit, son récit, qui reste en mémoire. L’évolution d’un homme blessé, meurtri, usé… Certes, l’écriture manque parfois de finesse et ce qui gravite autour de Gordon n’est parfois pas très élaboré ou mal équilibré mais qu’importe. La force de ce tome et de la série en général et d’avoir mis au second plan le Joker, ne pas en avoir fait un personnage présent dans chaque chapitre ou chaque page. Forcément, on pourrait estimer le titre voire les couvertures un poil mensongers mais c’est carrément mieux ainsi. L’histoire reste plutôt originale, assez solide, singulière, brutale et sanglante. Tout n’est – n’était – pas parfait, loin de là, mais la proposition transpire l’honnêteté et l’envie de sortir d’un moule narratif trop calibré. Même si ça ne révolutionne pas forcément la mythologie du Chevalier Noir, ça fait avancer Gordon, ça rabat quelques cartes (il va travailler dans le privé avec Bullock, Vengeance est un personnage prometteur, les restes du Réseau peuvent déboucher sur des choses intéressantes…) et ça reste une lecture plaisante. Le dernier chapitre est un long échange entre Batman et Gordon d’où résulte une sincérité touchante chez le policier, expliquant être en paix avec ses choix de vie (et donc de ne pas tuer le Joker).

Le tome se termine sur un épisode entièrement en noir et blanc (Signals en VO, étonnamment nommé Conclusion ici), entièrement écrit, dessiné, encré et « colorisé » par Lee Weeks, provenant de la troisième série Batman Black & White. Rappelons que celle-ci se définit par plusieurs épisodes indépendants de quelques planches (huit seulement en moyenne), consacrés au Chevalier Noir et signés par de prestigieux artistes, le tout, bien évidemment, en noir et blanc. Une initiative débutée en 1996 et poursuivi en 2013/2014 puis repris en 2020/2021. Ces salves d’anthologie sont disponibles en français également (en deux tomes pour l’instant, en attendant le troisième et dernier pour 2022 ou 2023). Bref, ce Batman Black & White #5 (juin 2021) est anecdotique et même s’il suit brièvement Gordon, il n’a pas trop lieu d’être ici. Prenons-le comme un bonus détaché du reste.

On aurait aimé que Julia, Orphan et Spoiler ne soient pas réduites à de la figuration et Barbara un brin plus en avant mais tant pis. Si les réponses aux mystères sont satisfaisantes, on peut aussi déplorer leur manque d’exploitation : le clonage du Réseau, l’emprise de ce dernier au niveau mondial, le cannibalisme apparemment apprécié de beaucoup (!) et ainsi de suite. Ça ne gâche pas l’œuvre en soi, ça laisse quelques portes ouvertes surtout, faut d’avoir enrichit tout ça en si peu de temps, ce n’est donc pas très grave mais ça aurait élevé la fiction pour qu’elle soit davantage marquante voire « culte » (à défaut, son premier tome reste dans les coups de cœur du site).

En synthèse, on conseille cette courte série Joker Infinite, mais… il faut donc débourser au total 48€ pour lire une grosse quinzaine d’épisodes, ça pique un peu quand on se dit qu’il y aura peut-être dans quelques années une intégrale en un seul tome pour une trentaine d’euros… Il est étonnant de ne pas avoir proposer la série en deux tomes dans un premier temps. À voir donc selon le budget de chacun : emprunt en médiathèque, achat complet ou patience avant une éventuelle réédition intégrale…

[À propos]
Publié chez Urban Comics le 2 septembre 2022.
Contient : The Joker #10-15 + Batman Black & White #5

Scénario : James Tynion IV, Matthew Rosenberg
Dessin : Giuseppe Camuncoli, Francesco Francavilla
Encrage : Francesco Francavilla, Cam Smith, Lorenzo Ruggiero, Adriano Di Benedetto
Couleur : Arif Prianto, Romulo Fajardo Jr., Francesco Francavilla

Traduction : Jérôme Wicky
Lettrage : Makma (Sarah Grassart et Gaël Legeard)

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