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Arkham Asylum (L’Asile d’Arkham)

Œuvre culte publiée fin 1989, offrant une approche inédite (surtout à l’époque) du Chevalier Noir, Arkham Asylum – éditée sous les titres Les Fous d’Arkham et L’Asile d’Arkham chez d’autres éditeurs – fait partie des comics Batman incontournables. Un voyage aux confins de la folie écrit par Grant Morrison avec une plongée singulière dans le célèbre établissement psychiatrique, guidée par le Joker et « rehaussé par la mise en images glaçante » de Dave McKean et son « assemblage de peintures, dessins, crayonnés et collages ». Un véritable « roman graphique » époustouflant.

[Résumé de l’éditeur]
Les patients de l’Asile d’Arkham se sont échappés de leurs cellules et tiennent le personnel de l’institut en otages. Leur unique requête en échange de la libération des prisonniers: que Batman pénètre dans l’asile et endure leur enfer quotidien. Persuadés que la place d’un homme habillé en chauve-souris est obligatoirement avec eux, les patients réservent à leur hôte une expérience qui le marquera longtemps.

[Résumé de la quatrième de couverture]
1920. Suite au décès de sa mère démente, Amadeus Arkham, brillant psychiatre, aménagea la demeure familiale en un établissement médical dédié à soigner la folie de ses patients. Il ne se doutait pas de l’enchainement d’événements alors mis en branle. Quelques décennies plus tard, l’Asile d’Arkham est devenu un lieu maudit de tous, un labyrinthe hanté par la folie des criminels qui y sont enfermés. Seul espoir en ces murs : celui que le chaos prenne un jour sa revanche. Ce jour est arrivé. Emmenés par le Joker, les patients de l’asile contraignent le Chevalier Noir à les rejoindre au cœur même d’Arkham.

[Début de l’histoire]
1901. Amadeus Arkham, jeune enfant, trouve sa mère malade, alitée et ayant avalée des cafards…
1920. L’homme retourne à sa demeure familiale qu’il souhaite modifier en asile psychiatrique.

De nos jours. Batman est convoqué par Gordon devant l’Asile d’Arkham. Les patients ont pris en otage le personnel de l’établissement ; ils réclament le Chevalier Noir en échange de la libération des prisonniers.

Le justicier s’engouffre dans l’asile, il suit le Joker et arpente les couloirs, croisant ses ennemis…

[Critique]
Livre atypique, bien loin des productions comics habituelles – on nomme d’ailleurs Dave McKean à l’illustration et non « au dessin » –, Arkham Asylum est un récit complet à la fois accessible et paradoxalement rebutant tant il ne correspond à aucune autre œuvre dans le genre. Le titre est porté par deux très enthousiastes jeunes artistes de l’époque, déniché par le responsable éditorial Karen Berger (qui signe la postface du titre – on y reviendra) : le scénariste écossais Grant Morrison, qui n’avait pas encore trente ans (!), et le plasticien, peintre, graphiste, dessinateur… Dave McKean, qui avait vingt-cinq ou vingt-six ans seulement !

Ensemble, le duo imagine une incursion inédite dans le célèbre asile avec un regard singulier. Nous sommes à la fin des années 1980 et l’industrie des comics vient d’être chamboulée avec The Dark Knight Returns (1986) et Watchmen (1987). Tout est désormais possible. Le Chevalier Noir traverse une période compliquée, très noire et violente avec, coup sur coup, Année Un sorti dans la foulée, en 1988 puis Un Deuil dans la Famille étalé entre 1988 et 1989 et, enfin, Killing Joke en 1989. Arkham Asylum vient enfoncer le clou, fin 1989, avec des critiques dithyrambiques et plus d’un demi million d’exemplaires écoulés (dont cent mille le jour de sa sortie !).

(Re)découvrir aujourd’hui ce « roman graphique » montre à quel point il passe brillamment l’épreuve du temps. Il est devenu un objet d’étude et de multiples analyses, une inspiration maîtresse pour le jeu vidéo éponyme, et a permis à son auteur d’évoluer dans le milieu des comics avant de revenir au Chevalier Noir des années plus tard dans un très long run complexe et révolutionnaire (la saga Grant Morrison présente Batman). L’Asile d’Arkham (un de ses autres titres) est relativement court (moins de cent pages – sans compter les fiches médicales des patients, incluant celle… de Batman !) et s’inscrit instantanément dans les indispensables productions sur le Chevalier Noir.

S’il ne raconte, in fine, pas grand chose de « traumatisant » dans la carrière du justicier – dans le sens où il n’en sera pas fait mention a posteriori, ou très peu –, la bande dessinée, très glauque, marque considérablement les esprits par son originalité graphique et scénaristique. Comme évoqué, elle assène aussi un enchaînement de titres remarquables qui ont mis à mal Bruce Wayne aussi bien physiquement que psychologiquement. D’une certaine manière, Arkham Asylum condense un peu tout cela pour en livrer une somme hybride, visuellement passionnante. Un songe d’effroi pour Batman, une sorte de cauchemar dont on ne ressort pas indemne.

Sous-titrée Une maison sérieuse pour des troubles sérieux (A Serious House on Serious Earth en VO), la fiction s’attarde sur l’origine de l’établissement ainsi que la folie de son propriétaire (brillamment utilisée tout au long de l’ouvrage) et de ses habitants. Ces éléments secondaires, majoritairement issus de flash-backs, croisent le « présent » dans lequel l’ombre de Batman arpente les murs et couloirs de l’asile. Du justicier, on ne distinguera jamais son visage ; seuls son masque, sa silhouette et sa cape perdurent tout le long, avec quelques échanges ciselés entre l’homme chauve-souris et son bestiaire de vilains – le Joker en premier lieu, inoubliable némésis effrayante durant cette histoire.

Le Clown occupe donc une place de choix, terriblement marquant, dangereux psychopathe, exubérant et drôle – l’un des meilleurs Joker mis en scène – mais la prestigieuse galerie d’antagonistes n’a pas à rougir des ses apparitions. Des séquences parfois courtes voire frustrantes (L’Épouvantail), fulgurantes (Double-Face), violentes (Killer Croc), glaçantes (Gueule d’Argile) ou un peu plus convenues (Le Chapelier Fou). Quelques têtes secondaires sont de la partie comme nous l’informe l’un des bonus de fin : Black Mask, Docteur Destin et Professeur Milo. Surtout, Maxie Zeus a carrément droit à un segment alors qu’il est loin d’être récurrent dans la chronologie de l’homme chauve-souris (Freeze ou Poison Ivy auraient magnifié encore plus cette sélection) mais peu importe, c’est une séduction narrative et graphique supplémentaire.

En dérivant dans le labyrinthique asile, Batman – à l’esprit torturé, évidemment – croise donc ses habituels figures du mal mais… il a peur de s’y sentir « chez lui » (un fou parmi les fous ?). C’est là tout le propos, plus ou moins subtil, qui relance le débat sur la folie éventuelle de Wayne et sa responsabilité dans la création des fous d’Arkham. Guidé par un Joker en roue libre (forcément), on suit avec tension et passion cette visite forcée. Les propos, souvent déstabilisants, sont accompagnés comme il se doit des illustrations de Dave McKean. Une plongée qui met mal à l’aise, un voyage nocturne où l’on se perd dans un dédale architecturale, comme son héros, et dans un flot de dialogues parfois obscurs, comme l’entièreté du lieu.

Bien sûr, Arkham Asylum n’est pas le point d’entrée idéal dans les comics de Batman, bien sûr le propos très sombre ne plaira pas à un jeune lectorat ou un autre venu chercher une aventure plus conventionnelle, bien sûr la proposition graphique freinera probablement certains acheteurs, bien sûr plus de trente ans après, il y a une impression de « déjà lu »… mais si tout cela vous est égal, alors il ne faut pas faire l’impasse sur ce chef-d’œuvre du neuvième art. À l’inverse de Batman – Ego qui a, lui, « mal vieilli » (sur son texte sous-jacent notamment), L’Asile d’Arkham traverse les âges sans prendre une ride. Il propose une écriture décousue, dans les débuts de la carrière de Grant Morrison (et son premier travail sur Batman) et un propos qui fait désormais partie de l’ADN de l’homme chauve-souris. Batman est-il fou ? Sa place est-elle aux côtés des patients d’Arkham ? Parfois entamée dans quelques précédentes itérations du mythe, l’idée trouve ici une place de choix, bien qu’un brin confuse mais sans que cela ne soit trop grave, il faut accepter d’être perdu dans la structure – narrative et graphique – à l’instar du justicier.

Le véritable tour de force du livre est sans conteste ses sublimes planches. Déboussolant le lecteur, Dave McKean insuffle son style unique et inimitable à travers une multitude de procédés : peinture, collages, photographies, crayonnés, dessins… « Une mise en images glaçante » comme le souligne l’éditeur. Pas d’effets numériques à l’époque, ni à l’encrage, ni à la colorisation. Chaque case est conçue comme un tableau, comme une œuvre d’art où déambule aussi bien le spectre soyeux de l’homme chauve-souris qu’une palette chromatique riche en nuances et en teintes. Les illustrations de cette critique donnent un bon aperçu de ce qui vous attend. C’est donc une lecture quasiment « expérimentale » qui est offerte et met mal à l’aise ; c’est sous ce prisme qu’il faut aborder la BD, au risque d’en être dérouté. À voir selon votre sensibilité donc… car si la forme avait été nettement plus classique, si les planches avaient bénéficés d’une production dite « mainstream », alors Arkham Asylum aurait nettement moins marqué les esprits.

Son atmosphère lugubre, ses cases morcelées, ses figures floutées, son équilibre mi-réaliste mi-onirique et tant d’autres instruments graphiques au service d’un ensemble abouti et maîtrisé forment une imagerie unique et intemporelle. Une esthétique soignée qui vaut à elle seule le détour, offrant une histoire contemplative où l’action est mise de côté, un éventail artistique à visiter autant qu’à décortiquer. Le style de McKean [1] se prête à merveille pour ce dédale mental et architectural. Mention spéciale au portrait effrayant et magistral du Joker.

Le lettrage est parfois dérangeant, notamment les majuscules en rouge sur fond sombre, gênant la lisibilité mais ce n’est pas très grave (chaque personnage a son propre lettrage personnalisé). Un travail qui semble assuré par Gaspar Saladino bien qu’il ne soit pas nommé dans les crédits mais uniquement mentionné dans la postface du responsable éditorial Karen Berger. Ce dernier revient sur les origines du projet : « le script de Grant peu traditionnel, ressemblant davantage à un scénario de film, l’ambiance étrange, horrifiante et hantée inventée par McKean », etc. Ce préambule ouvre une centaine de pages de bonus dont le commentaire du scénario initial par Morrison, ponctué des travaux de recherches et multiples dessins. Un complément passionnant ajouté pour les quinze ans d’une œuvre inspirée et inspirante [2].

En été 2017, Morrison annonçait une suite dessinée par Chris Burnham (les deux ont travaillé, entre autres, sur le segment Batman Incorporated du célèbre run de l’auteur). L’idée était de reprendre le Batman « du futur » imaginé par le scénariste dans Batman #666, c’est-à-dire Damian Wayne hyper violent. L’histoire se veut radicalement différente de celle de l’œuvre mère, lorgnant vers la science-fiction à la Philip K. Dick. Malheureusement trois ans plus tard, début octobre 2020, Morrison confiait que le comic book n’avançait pas très vite tant il était pris par ses obligations contractuelles d’écriture pour différents projets de séries TV. Néanmoins, il restait confiant et assurait qu’une petite trentaine de pages de scénario avaient été rédigées et qu’il les trouvait plutôt bonnes. Aujourd’hui, à bientôt mi-chemin de l’année 2022, soit cinq après l’annonce de cette fameuse suite, force est de constater qu’elle risque de ne plus voir le jour…

Difficile d’ajouter d’autres compliments à Arkham Asylum, même si l’on pourrait divulgâcher sa conclusion, en extraire quelques théories. Ce comic book est un voyage subjectif avant tout, une plongée viscérale qu’on apprécie d’entrée de jeu ou qui (nous) laisse sur le bord de route. Il est nécessaire, indispensable même, de le feuilleter avant d’envisager l’achat (20€, un prix raisonnable vu la richesse du contenu). Pas forcément accessible, ce n’est pas non plus l’idéal pour débuter les comics sur Batman (comme The Dark Knight Returns – tous deux étant de grands monuments incontournables mais à lire de préférence après s’être fait la main sur des titres plus abordables).

Malgré une réception générale d’Arkham Asylym parfois clivante, on considère sur ce site – vous l’aurez compris – ce « roman graphique » comme faisant partie des indispensables, dans le haut du panier des productions sur Batman (à l’inverse d’Ego, déjà cité, moins marquant à notre sens). Une expérience inédite, un chef-d’œuvre.

[1] À noter que l’art de McKean orne chaque couverture des tomes de Sandman, excellente série écrite par Neil Gaiman et disponible chez Urban Comics ou encore celles de Jamie Delano présente Hellblazer. McKean a aussi illustré de nombreux titres signés Gaiman : Orchidée Noire, Cages, Violent Cases, Des loups dans les murs

[2] Outre le jeu vidéo Arkham Asylum qui puisait une certaine partie de sa trame narrative dans ce « roman graphique », l’épisode 68 de la célèbre série d’animation de 1992, intitulé Procès (Trial en VO), reprend également des éléments du livre. Les ennemis emblématiques de Batman lui font un procès, l’accusant d’être responsable de leur folie. Il s’agit du troisième épisode de la seconde saison de Batman, la série animée.

Ci-dessous les quatre couvertures françaises précédemment publiées : Les Fous d’Arkham (Comics USA, 1990) et L’asile d’Arkham (Reporter, 1999 et 2004, Panini Comics, 2010).

[À propos]
Publié chez Urban Comics le 13 juin 2014.
Précédemment publié sous le titre Les Fous d’Arkham (Comics USA, 1990) et L’asile d’Arkham (Reporter, 1999 et 2004, Panini Comics, 2010).
Contient : Arkham Asylum : A Serious House on Serious Earth 15th Anniversary Edition.

Scénario : Grand Morrison
Dessin : Dave McKean

Traduction : Alex Nikolavitch
Lettrage : Moscow Eye

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Étude de cas : Le Joker

Suite à mon interview dans le magazine Ciné Saga en début d’année 2016, leur rédaction m’a demandé d’écrire une étude de cas sur le Joker pour leur quatorzième numéro (1), sorti en août 2016. L’article devait s’étaler sur quatre pages avant de s’étendre à huit, tant il y a de choses à raconter. Retour sur la création du Clown du Crime, son évolution à travers les comics et son essor dans la culture populaire, grâce au cinéma, aux dessins animés et aux jeux vidéo. Avec des interviews de Yan Graf, éditeur chez Urban Comics, et Pierre Hatet, mémorable doubleur du Joker sur plusieurs supports artistiques.
(Rédigé en juin 2016, donc avant la sortie du film Suicide Squad. ///// Cliquez sur les couvertures pour accéder aux critiques.)

Joker Heath Ledger The Dark Knight

Qui rira le dernier ?

Des bandes dessinées américaines aux films en passant par les jeux vidéo et les séries d’animation, le Joker est partout, tout le temps. Il fascine, autant que Batman, depuis trois quarts de siècle. Retour sur sa création, son évolution et ses nombreuses apparitions.

Le 21 juillet 1866, Victor Hugo débute, à Bruxelles, l’écriture d’un nouvel ouvrage : L’Homme qui rit. Presque trois ans plus tard, le roman philosophique est publié en France. Le personnage principal, Gwynplaine, est un saltimbanque défiguré, mutilé au niveau de la bouche notamment, donnant l’illusion d’un sourire forcé en permanence. En 1928, le réalisateur d’origine allemande Paul Leni dévoile son adaptation cinématographique muette avec Conrad Veidt dans le rôle de Gwynplaine. Bill Finger, le co-créateur de Batman et son principal scénariste à ses débuts, donne en 1940 une photographie de l’acteur (en noir et blanc) à Bob Kane, le dessinateur désormais crédité comme concepteur du Chevalier Noir. L’encreur de l’époque, Jerry Robinson, propose une carte à jouer d’un Joker pour finaliser la création. L’ennemi le plus célèbre et iconique de Batman est né, la paternité étant attribué aux trois artistes. En extrapolant, on peut affirmer que d’une certaine façon, c’est le fruit de l’imagination d’un des écrivains français les plus célèbres et réputés qui a servi de base embryonnaire au désormais incontournable Joker.

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L’acteur Conrad Veidt et la première apparition du Joker
dans Batman #1 en 1940 (dessiné par Bob Kane & Jerry Robinson)

Bill Finger lui apporte des origines en 1951 (dans Detective Comics #168) en créant le fameux Masque Rouge, plus connu sous son nom originel : Red Hood (qui sera repris en 1989 dans Killing Joke et modernisé en 2014 par Scott Snyder dans Batman #0 puis dans l’arc L’An Zéro). Le mythe dit que l’inspiration du fameux heaume rouge, brillant et lisse est venue à nouveau d’un écrivain français réputé : Alexandre Dumas. C’est la dernière partie du livre Le Vicomte de Bragelonne, publié de 1847 à 1850, qui fermait la trilogie entamée avec Les Trois Mousquetaires, qui aurait fourni au scénariste de comics sa matière brute : il y est en effet question du fameux Homme au masque de fer.

Une absence totale de moralité

image-02Plus de 75 ans après sa création, le Clown du Crime est devenu un personnage à part entière de la culture populaire. Outre sa perpétuelle apparition dans les bandes dessinées Batman et Detective Comics, parmi les titres les plus emblématiques, durant plusieurs décennies, c’est à la fois l’écriture du personnage, sa psychologie atypique, son absence totale de moralité et son essor à travers d’autres supports artistiques qui ont contribué à sa renommée. Il fascine et séduit autant qu’il repousse et effraie. Miroir déformé d’un héros solitaire et sombre, il se veut fantasque et coloré. Certains le considèrent comme fou, d’autres l’estiment habile manipulateur, doué d’une rare intelligence.

Dès sa création pour le premier numéro de la série Batman en 1940 (le justicier est né un an avant dans le numéro #38 de Detective Comics), ses auteurs souhaitaient un ennemi « fort » et qui laisserait une trace pour cette nouvelle publication. Bien malin, l’éditeur, DC Comics, décida de ne pas tuer le Clown dès sa première apparition (chose très fréquente à l’époque pour les ennemis de Batman). Fou furieux, manipulateur, tueur sans remords : la première version du Joker, jusqu’en 1942, est, quelque part, assez proche de l’imaginaire collectif. Il « s’assagit » ensuite jusqu’en 1954, devenant un « simple » bouffon trouvant un attrait aux farces et attrapes, tout en restant cet ennemi flamboyant et unique.

Dès lors, le Comics Code Authority, organisme de censure, contraint indirectement à une disparition du Joker (mieux que d’avoir eu une version trop ringarde et aseptisée), remplacé par des monstres de science-fiction ou fantastiques, afin de coller avec le registre de genre du Batman de l’époque. Cela durera près de quinze ans. L’Arlequin de la Haine continue de défier le Goliath de Gotham à travers les planches et connaît un regain de popularité en 1966, grâce à la série télévisée  de ABC, où l’acteur Cesar Romero lui prête ses traits. Du pur nanar dans lequel le terrible ennemi paraît bien ridicule. Mais cela lui permet d’accroître son aura et de se faire connaître par davantage de personnes.

[Couverture de Detective Comics #69 par Jerry Robinson en 1942. L’’une des rares montrant le Joker tenant des armes à feu.]

La mort de Robin

C’est en 1989 que le Joker acquiert définitivement son statut de Némésis culte. Deux raisons à cela. La première se joue outre-Atlantique, au Pays de l’Oncle Sam, dans les chapitres #426 à #429 (décembre 1988 à janvier 89) de la série Batman : le Joker tue Robin. Il s’agit alors du deuxième Robin, alias Jason Todd, qui succéda à Dick Grayson (un nom un peu plus connu du « grand public » puisqu’il était le Robin originel devenu un super-héros à part entière sous l’alias Nightwing). Dans cette histoire, intitulée Un Deuil dans la Famille (publié pour la première fois en France en 2003 puis réédité en 2013 par Urban Comics, l’éditeur actuel des aventures du Dark Knight), ce sont les lecteurs eux-mêmes qui ont scellé le sort du second side-kick de Batman à travers un vote massif organisé par DC Comics ! Une drôle de façon de faire pour l’époque mais qui restera dans l’histoire de la bande dessinée américaine.

Comics Batman 10 Un Deuil dans la Famille Comics Batman 20 The Dark Knight Returns  Comics Batman 22 Arkham Asylum

Si cette mort, d’une violence inouïe, accentue le statut de méchant du Joker et marque à jamais la mythologie de Batman, l’histoire n’est paradoxalement pas la plus emblématique du Caped Crusader. Jim Starlin, son scénariste, met en scène un Batman au cœur de la politique et du Moyen-Orient. Il faut attendre 2002 pour entrevoir le retour de Jason Todd, dans l’excellent ouvrage Hush, écrit par Jeph Loeb, avant de le voir se concrétiser dans Under the Red Hood, sous la plume de Judd Winick, en 2005 (tous deux disponibles chez nous sous les titres Silence et L’Énigme de Red Hood, toujours chez Urban Comics). La mort de Robin survient après trois années de publications où le Joker a littéralement pris un tournant radical.

En effet, dans les comics, aux États-Unis tout du moins, le Joker est devenu une entité résolument sombre, violente et menaçante. Pire qu’à l’accoutumée. Il y a donc eu, en 1989, Un Deuil dans la Famille mais les prémices de cette version extrêmement dérangeante sont apparus en 1986, dans The Dark Knight Returns de Frank Miller (Sin City, 300…). On y découvrait, dans un futur hypothétique, un Joker incapable de vivre, totalement dépressif, depuis la disparition (volontaire) de Batman. Le Clown retrouve goût à la vie uniquement lorsque le Chevalier Noir refait son apparition. C’est dans ce comic book, que Miller suggère (en premier) la mort de Robin par la main du Joker. L’artiste polémique récidivera quinze ans après dans The Dark Knight Strikes Again, une suite nettement inférieure, où il fera carrément de Dick Grayson… le Joker !

Un Joker au sommet de la folie

batman killing jokeAprès The Dark Knight Returns, qui deviendra culte et constituera un pilier du monde des comics, sort en 1988 Killing Joke, de Brian Bolland et Alan Moore (Watchmen, V pour Vendetta…). Le Joker est alors au sommet de sa folie : il kidnappe Gordon, l’humilie, tire sur sa fille Barbara (Batgirl), et est ainsi responsable de son handicap (elle deviendra Oracle en étant condamnée à rester sur un fauteuil roulant). Cette version extrêmement noire (et désormais reniée par Moore) sous-entend même que le Joker aurait violé la fille du commissaire… Une adaptation animée sort ce mois-ci (MàJ : le 3 août 2016). Dans la foulée, Grant Morrison écrit son formidable Arkham Asylum, publié en 1989, qui vient accroître l’aura maléfique du Joker. Les méandres et errances de Batman dans le célèbre asile, où il a peur de céder à sa propre folie face à un Joker plus survolté que jamais.

Le même auteur laisse entendre dans Batman #663, à travers des bribes de la thèse d’Harleen Quinzel, que le Joker n’a pas de personnalité propre ni d’ego mais plutôt des « super-personnalités ». Cette plongée au cœur de la folie dans Arkham Asylum inspirera le jeu vidéo éponyme qui sera mis en vente pile vingt ans après.Comics Batman 28 Joker Anthologie Dans cet autre média, le Clown du Crime occupe une place prépondérante. S’inspirant des comics précités et récupérant les doubleurs des dessins animés (Mark Hamill en VO, Pierre Hatet pour la VF), la saga Arkham sera un succès critique et public.

Il faut attendre 2005 pour lire une nouvelle version de la première apparition du Joker, soixante-cinq ans après sa naissance. Elle est intitulée L’Homme qui rit (The Man Who Laugh en version originale), nom qui évoque clairement l’œuvre de Victor Hugo et le film de 1928 (qui bénéficia, pour l’anecdote, d’un passable remake français fin 2012, avec Marc-André Grondin dans le rôle-titre). Dans cette histoire, Gordon et Batman alternent les monologues intérieurs (de la même façon que Batman : Année Un, par Miller) et son auteur, Ed Brubaker, distribue la carte de la folie en modernisant à peine son socle d’inspiration : l’énigmatique Joker annonce des morts à la télévision, celles-ci ont lieu aux heures dites, comme dans Batman #1 de 1940. Les deux sont à (re)lire dans l’indispensable Joker Anthologie, toujours chez Urban Comics.

« Il incarne la peur des clowns maléfiques »

« Le Joker touche des publics différents, à des degrés divers et pour des raisons diverses. Pour le public plus jeune, il incarne la peur des clowns maléfiques : leur côté étrange, leur maquillage…, souligne l’éditeur Yan Graf qui a travaillé sur cet ouvrage. Mais le Joker est aussi un symbole d’anarchie, poursuit-il. Les personnages de méchants charismatiques sont légion dans la culture populaire et ces dernières années, les assassins insensibles ou psychopathes ont remporté les faveurs du public. Ils produisent une sorte de fascination/répulsion et depuis longtemps, on sait que le spectateur ou le lecteur aime se placer dans les pas d’un meurtrier. Le Joker est l’un de ces personnages flamboyants qui vivent sans repère moral, il est celui qui rejette toutes les règles ou toutes les valeurs sur lesquelles on bâtit une société civilisée. De plus, il ridiculise les autorités, à commencer par Batman. C’est le fou de la cour du roi mélangé à un artiste de la mort. Sa complexité en fait un personnage aux multiples facettes. »

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C’est donc avec quatre œuvres cultes publiées entre 1986 et 89, The Dark Knight Returns, Killing Joke, Arkham Asylum et Un Deuil dans la Famille, que le lectorat des aventures de l’homme chauve-souris découvre non pas un nouveau visage ou une nouvelle version du Joker mais un stade jamais atteint auparavant en termes de danger. L’ennemi emblématique, qui avait déjà tué auparavant, devient un miroir menaçant. Il s’en prend directement à l’entourage de Batman. On découvre une psyché le voulant proche de l’homme chauve-souris, voire indispensable. Sans Batman, il n’existerait pas. Mais sans le Joker, Batman n’existerait-il sans doute pas non plus ? À cette interrogation, Tim Burton viendra ajouter son grain de sel, ou plutôt son grain de folie.

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La seconde salve qui fait grimper le Joker sur les hautes marches de la culture populaire (après cet enchaînement de comics noirs) est bien entendu l’interprétation magistrale de Jack Nicholson dans le film réalisé par Tim Burton en 1989 et sobrement intitulé Batman. Ce n’est pas la première fois que le Joker apparaît à l’écran : Cesar Romero le jouait, comme évoqué plus haut, dans la célèbre série débutée en 1966 avec Adam West, qui s’acheva deux années après, au bout de trois saisons suivi d’un film nanar devenu culte par la force des choses, principalement par son côté kitch. Le Joker était donc déjà connu d’une partie de la population (en plus des lecteurs réguliers des bandes dessinées, bien sûr, sans oublier les quelques produits dérivés de l’époque) mais il n’avait jamais été montré aussi sombre et menaçant, hors productions papiers.

C’est d’ailleurs avec le long-métrage de Burton que la « Batmania » va réellement commencer, surtout en France. Pour surfer sur le succès, le film bénéficiera évidemment d’une suite (Batman Returns/Le Défi — davantage dramatique et à l’esthétique gothique très soignée, avec un style plus Burtonien que jamais, qui a déplu aux producteurs) et surtout la création d’un nouveau et formidable dessin animé. Le Joker y est particulièrement mis en avant et doublement accessible (aux enfants et aux adultes). Les jeux vidéo et l’arrivée des comics en France favorisent une fois de plus le développement du personnage.

Jack Nicholson campe un Joker mythique

jack_nicholson_the_jokerJack Nicholson, 52 ans à la sortie du film, n’a plus rien à prouver en tant qu’acteur. Il a reçu un Oscar pour son rôle dans Vol au-dessus d’un nid de coucou en 1975 et surtout, il a déjà offert une incarnation de la folie pure dans le célèbre film de Stanley Kubrick sorti en 1980 : Shining. Le quinquagénaire vole la vedette au Chevalier Noir, fadement interprété par Michael Keaton. Grand succès critique et public, avec 400 millions de dollars de recettes, cette nouvelle mouture de Batman au cinéma, résolument plus sombre (en adéquation, donc, avec les comics de l’époque), dévoile au monde entier le génie du Joker. Si le film a vieilli par bien des aspects, la performance de Nicholson, son terrible visage et ses inoubliables costumes, font encore mouche.

Dans l’esprit des gens, le Joker EST Jack Nicholson. Il ne peut en être autrement. Un truand de base considéré comme fou, qui deviendra littéralement et physiquement le Joker après un jet de produit chimique reçu dans le visage, et évidemment sa célèbre chute dans une cuve d’acide, le tout causé par Batman lui-même. L’homme veut semer un certain chaos dans la ville, sans raison aucune. Il est plutôt « comique » avec des sautes d’humeur violentes, forcément. Il possède même une certaine élégance. Offense suprême : il a lui-même tué les parents de Bruce Wayne, lorsqu’il s’appelait Jack Napier et était âgé d’une vingtaine d’années (une « trahison » pour les fans des aventures sur papier puisqu’il a été maintes fois confirmé que Thomas et Martha Wayne succombent sous le feu de Joe Chill). C’est donc le (futur) Joker qui va créer Batman, avant que celui-ci ne contribue à la naissance du Joker. Ce dernier lance dans le film : « Je vous ai fait ! » Ce à quoi le célèbre justicier répond : « Tu m’as fait en premier. » L’existence de l’un va de pair avec l’autre, la boucle est bouclée.

Presque vingt ans plus tard, le regretté Heath Ledger personnifie le Clown du Crime dans une version se voulant très plausible, dans le second opus de la trilogie de Christopher Nolan. The Dark Knight, sorti en 2008, fait suite à Batman Begins dont la fin annonçait la venue à Gotham dudit Joker. Les fans hurlent et déchantent : personne d’autre que Nicholson ne peut jouer le Joker.

Mark Hamill (Luke Skywalker) est fan

image-14-pierre-hatetEntre-temps il y a eu l’excellente série animée de Bruce Timm et Paul Dini. Le Joker était doublé par Mark « Luke Skywalker » Hamill pour la version originale, un rôle qu’il a rempli dans bon nombre d’autres productions d’animations ou encore dans la célèbre saga de jeux vidéo Arkham (tout du moins, dans les trois du studio de Rocksteady : Arkham Asylum, Arkham City et Arkham Knight — en France c’est Pierre Hatet qui s’en est chargé sauf, comme le célèbre Jedi, pour Arkham Origins, où Stéphane Ronchewski, le doubleur de Heath Ledger a officié à sa place — dans chaque jeu le Joker est remarquablement mis en avant). Mark Hamill confiait : « Dans toute ma carrière, il est le personnage le plus stimulant, gratifiant et plaisant que j’ai eu à incarner. » En France, c’est donc la voix de Pierre Hatet qui s’impose en très peu de temps. Cet acteur de théâtre, connu pour être la voix française du Doc Brown de la trilogie Retour vers le Futur, juge « formidable ce qu’a fait Mark Hamill. Mais je ne m’en suis jamais inspiré et je l’ai peu écouté… »

Déclaration plus surprenante encore : « Je ne savais pas vraiment qui été le Joker quand j’ai commencé à le doubler. En revanche, je connaissais  »L’Homme qui rit » de Victor Hugo grâce au théâtre. C’est d’ailleurs grâce à mes performances de comédien sur scène que j’ai été choisi pour devenir la voix du Joker. » Une voix désormais indissociable du personnage dans l’imaginaire des petits et des grands. « Des enfants me reconnaissent et me demandent de faire un rire ou le célèbre ‘‘Mon Batounet’’ encore aujourd’hui,  confie Pierre Hatet dans sa résidence parisienne avec sourire. J’ai découvert le Joker sur papier il y a deux ans grâce à un ouvrage,  »Joker Anthologie ». Personne ne m’a guidé pour trouver LA voix et je n’ai pas non plus cherché à connaître le personnage dans les bandes dessinées. Quand j’aborde un doublage, je suis comme un acteur qui rentre dans un rôle. J’ai essayé de trouver une vérité dans le Joker, je l’ai ensuite imposée et tout s’est fait naturellement. »

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Le comédien n’a malheureusement pas été convié à doubler le Joker dans Suicide Squad (MàJ : c’est Paolo Domingo qui l’a fait) ni dans le dessin animé Killing Joke (MàJ : Marc Saez s’est attribué le rôle), tous deux sortant cet été. « Une pétition a circulé sur Internet (MàJ : à découvrir sur ce lien, et lire cet article —même s’il est approximatif par bien des aspects— pour mieux comprendre). On ne m’a pas appelé, j’attends que le téléphone sonne… J’ai bien conscience, en toute modestie bien sûr, d’avoir marqué plusieurs générations, alors je le redoublerai avec plaisir. Je suis très attaché au personnage. » Sur la folie du Joker, Pierre Hatet a son hypothèse : « À mon avis, il est intelligent et calculateur, c’est le Prince du Crime face au Prince de la Vertu. C’est un méchant jaloux. Par opposition à Batman, le Prince de la Justice, dont le Joker admire la pureté et l’honnêteté, le Clown deviendra le Prince du Mal. »

[Pierre Hatet, fière voix de la version française du Joker à son domicile © Thomas Suinot ]

Batman et le Joker, unis à jamais

Durant plusieurs décennies, du côté des comics, maints auteurs se sont interrogés  sur l’identité réelle du Joker. Pas son identité civile mais son vrai but, sa véritable interaction avec Batman. Pour certains artistes, il est tout simplement le double version maléfique de l’homme chauve-souris. L’un ne peut vivre sans l’autre. L’un est responsable du destin de l’autre. Ils sont le miroir d’une même personnalité, chacune correspondant à un extrême. Une vision particulièrement soulignée dans Killing Joke et dans le moins connu Batman : Secrets, de Sam Kieth.

    Batman Secrets Batman le deuil de la famille Batman 4 L'An Zero 1ere partie Batman Mascarade Endgame Fini de Jouer Tome 7

Plus récemment, c’est Scott Snyder qui évoquera cette confrontation quasi fraternelle, à travers les tomes 3 à 5 puis 7 de la série Batman (chez Urban Comics à nouveau). Soit dans Le Deuil de la Famille, L’An Zéro puis Mascarade. Entre 2011 et 2015, le scénariste a livré une version moderne du Joker tout en gardant l’esprit d’origine. En mai et juin 2016, à la fin de la série Justice League, juste avant que l’éditeur DC Comics n’opère un nouveau relaunch, nommé Rebirth (une opération visant à repartir de zéro dans ses séries), on a appris qu’il n’y avait pas un mais trois Jokers différents depuis que Batman est devenu le justicier de Gotham City…

Le Dark Knight profite donc de sa nouvelle série (tout juste publiée aux États-Unis et qui arrivera très certainement début 2017 en France) pour enquêter sur cette révélation, plutôt cohérente et très excitante. L’éditeur Yan Graf la trouve amusante car « elle valide le découpage choisi dans Joker Anthologie, qui mettait en valeur l’évolution du personnage à travers différentes phases, de maitre chanteur assassin à tueur en série en passant par braqueur de banque déluré ! ».

Heath Ledger fait taire les « haters »

the-dark-knight-the-joker-heath-ledger-batmanRetour en 2008 : la performance d’Heath Ledger vient à bout des haters. Christopher Nolan avait d’ailleurs prévenu avant la sortie du film : son Joker serait finalement très sérieux. On revient à l’inévitable question qui hante les fans : le Joker est-il un fou doué d’une intelligence sans faille, ou bien d’un génie intelligent avec « quelques » accès de folie, une folie passagère ? Feint-il d’être fou ? A-t-il une logique ? Le mystère demeure dans chaque œuvre qui le met en avant. Son identité ? Comme dans la plupart des livres, il la modifie selon son bon vouloir.

On note toutefois qu’ici, le Joker se maquille lui-même et que son sourire provient de cicatrices (causées par son père ou lui-même, nul ne sait), tandis que chez Tim Burton et dans la majorité des comics, la peau du Joker est définitivement blanche et ses cheveux verts (après la plongée dans l’acide). Ledger sera oscarisé à titre posthume, éclipsant totalement le travail de ses collègues. Dans The Dark Knight, le Joker se rapproche d’un anarchiste terroriste, trouvant en Batman un défi à sa hauteur. Il va lui prouver que le monde peut basculer dans la folie, dans le chaos, du jour au lendemain, qu’on abrite en chacun de nous un fou et que l’unique intérêt de la vie et de le laisser s’échapper… Ce « style » et le look de cette version du Joker sont repris par  Lee Bermejo (scénariste et dessinateur) dans sa bande dessinée au titre simpliste : Joker.

Coup de tonnerre en avril 2015 : la première photo du Joker version Jared Leto pour Suicide Squad est mise en ligne. L’annonce de la présence du talentueux acteur dans le célèbre rôle avait moins décontenancée qu’à l’époque de Ledger, chacun ayant retenu la leçon. En revanche, la photo dévoilant un Joker couvert de tatouages et avec des dents argentées fait immédiatement rager les éternels haters. Les premières vidéos atténueront un peu ces critiques. Faut-il rappeler que dans certains comics le Joker est tatoué (comme dans All Star Batman : le jeune prodige, de Jim Lee et Frank Miller) ? Il ne paraît pas non plus illogique qu’il se soit fait refaire une mâchoire que Batman lui a cassée de nombreuses fois ?

Jared Leto proposera quelque chose de différent

Cette troisième version cinématographique (quatrième en comptant le nanar de 1966) développe le même schéma que dans les comics : le Joker est à l’unisson de la folie. Et il existe plusieurs formes de folie, la différence d’approche entre Nicholson et Ledger en étant la plus belle preuve. Nul doute que Leto, sous l’égide de David Ayer (Fury) pour son escadron de la mort, apportera quelque chose de novateur, qui se retrouvera cristallisé dans l’esprit commun. On murmure déjà qu’il apparaîtra dans les autres productions cinématographiques de DC Comics : le film The Batman porté par Affleck et peut-être même dans Justice League, prévu pour fin 2017.

Le mythe se réinvente sans cesse, comme dans toutes les bonnes variations d’un même thème occulté pendant des décennies. « À ce stade, il est comme Jésus, estime Jared Leto. Une icône. Un mythe. Il s’agit de se montrer à la hauteur. » L’acteur a envoyé en cadeau un rat à Margot Robbie durant le tournage. Elle y joue sa muse : Harley Quinn. Autre offrande, pour Will Smith (Deadshot) : des préservatifs usagés… Une rumeur démentie par le principal intéressé un an après la sortie du film ; on évoque plutôt un magazine pornographique à la place. Moins trash mais irrévérencieux quand même. Jared Leto a sa façon bien à lui de déstabiliser ses partenaires hors écran ! « Au départ je suis retourné à la source et j’ai lu autant de comics que je le pouvais. Mais je devais dépasser cela. Car, à chaque nouvelle incarnation, le personnage s’est redéfini. À chaque fois, l’essence du Joker est là mais elle change. Après avoir compris cela, il fallait passer à la transformation physique, expliquait plus sérieusement, le chanteur de Thirty Seconds to Mars. C’était un honneur de me voir proposer un tel rôle. Le Joker est dans la culture populaire depuis plus de 75 ans. Je suis le dernier en date à l’interpréter, avec de glorieux prédécesseurs. Il fallait que je prenne des libertés, que j’expérimente des choses. Le réalisateur m’a autorisé à lâcher prise, ça n’a pas de prix ! »

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« Sans Batman, le crime n’est plus amusant ! », clame le Joker dans un épisode de la série d’animation, sous la plume de Paul Dini. Une citation qui ouvre l’excellent beau livre « Tout l’art du Joker » (encore et toujours chez Urban Comics). Un crime peut-il être amusant sans Batman ? Selon la série télé Gotham (Fox), oui. Une version brouillonne du Joker est apparue dans la deuxième saison, donc à l’époque où Batman n’existait pas (le feuilleton met en avant les débuts de Gordon à Gotham City). Un certain Jérôme a tout pour être le futur Joker (outre le look et d’autres éléments, il annonce ses morts à la télévision, comme dans le tout premier comic book) mais, sans en dévoiler trop, il ne participera finalement qu’à l’ébauche de celui-ci. « La création du Joker est une histoire beaucoup plus large et épique que ne le réalisent les gens. À mesure que la série avancera, ils verront comment une mythologie est née, comment une sorte de comportement culturel a été créé, menant au Joker lui-même. Jérôme est la graine de ce dernier », soutenait Bruno Heller, le showrunner de la série.

Le Joker se réinvente à sa façon, sensiblement différent à chaque nouvelle apparition artistique, sous une forme ou une autre. Son identité reste un mystère. Son but ultime est-t-il de répandre la folie ou de défier encore et toujours Batman ? C’est fou, après plus de trois quarts de siècle, on ne sait toujours pas vraiment qui il est mais il continue — et continuera — de fasciner un bon bout de temps. Pierre Hatet n’hésite pas à citer Victor Hugo : « L’Homme qui rit est un homme mutilé, on lui a mis au cœur un cloaque de colère et de douleur, et sur la face un masque de contentement. » On s’en contentera encore des années avec plaisir.

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cine-saga-14Cet article est initialement paru dans Ciné Saga #14, en août 2016 (pages 32 à 39).
Couverture ci-contre ainsi qu’un aperçu ci-dessous de la mise en page de l’ensemble de l’article, qui a été légèrement modifiée pour la version imprimée .

Quelques mises à jour ( « MàJ ») ont été ajoutées pour la reprise sur le site en novembre 2016.
Deux brefs ajouts ont également été rédigés en plus (la mention de la BD Joker et la dernière phrase de conclusion — que j’aimais beaucoup et qui avait été enlevé dans le magazine).
Les images et photos d’illustration ne sont pas forcément les mêmes pour avoir, ici, une plus belle unité visuelle.

Un petit encadré « À savoir » indiquait ceci : Thomas Suinot est le fondateur et unique rédacteur du site www.comicsbatman.fr. La plupart des livres mentionnés dans cet article sont chroniqués sur ce site.

Un « Top 10 des plus grands méchants des comics » était avant cet article (pages 16 à 21). Le Joker y avait la première place avec ce petit texte, de Raphaël Nouet : Que serait Batman sans le terrible Joker ? La principale arme du plus grand des méchants est son cerveau, contaminé par une folie par moments contagieuse. Lui ne rêve pas de gouverner la Terre ou d’anéantir l’univers, simplement – et c’est déjà beaucoup ! – de faire souffrir son prochain. Le Mal dans toute son horreur, dont la carrière est décortiquée dans les pages 32 à 39 […] suivi d’une nouvelle mention de mon nom et du site.

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(1) — J’ai également rédigé, pour ce même numéro, un article sur Star Wars : Rogue One ainsi qu’une interrogation sur le renouvellement, possible ou non, de la Science-Fiction au cinéma.

Depuis juillet 2016, j’écris régulièrement pour le magazine Ciné Saga et sa déclinaison orientée série (Séries Saga). Niveau comics, j’ai évoqué Walking Dead dans un numéro thématique à la célèbre série télé avec des zombies. Le reste est à découvrir sur mon site personnel, avec les titres de mes contributions pour chaque magazine avec parfois la lecture des articles.

Je suis extrêmement fier de cette étude de cas. C’est une très belle « récompense » que m’a offert le travail effectué sur ce site depuis bientôt cinq ans. Grâce à mes articles, j’ai pu en écrire un sur ma passion, publié dans un magazine édité à 30.000 exemplaires et disponible partout en France ! Même si j’ai déjà eu de nombreuses publications « papier » par le passé, je ne peux que me réjouir de celle-ci, qui a évidemment une forte importance.

Un très très grand merci à Pierre Hatet et Geneviève, ainsi qu’à Clémentine et Yan Graf d’Urban Comics. Disponibles, chaleureux et réactifs, nul doute que cet article n’aurait pas eu la même « qualité » sans eux. Merci à Raphaël sans qui rien n’aurait été possible, et à Franck pour sa relecture et ses corrections.

Une version plus allégée de cette étude a été publiée sur Le Huffington Post le 18 décembre 2016.

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