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Un Deuil dans la Famille (+ Les Morts et les Vivants)

Récit emblématique de la mythologie du Chevalier Noir publié de 1988 à 1989, Un Deuil dans la Famille est considéré comme culte à bien des égards mais pas forcément de « la bonne manière ». Si le titre, écrit par Jim Starlin et superbement dessiné par Jim Aparo, s’inscrit évidemment comme un pan incontournable dans l’histoire de Batman, de(s) Robin, de Jason Todd et du Joker, il a rapidement « mal vieilli », principalement à cause de son contexte géopolitique (à tel point que son adaptation vidéo le supprime carrément) et tout simplement car il n’est pas de très grande qualité, in fine. Un Deuil dans la Famille, reste néanmoins à lire pour les fans de Batman et témoigne aussi d’un évènement éditorial inédit pour l’époque (les lecteurs ont voté pour le destin funeste de Jason Todd). Critique, contextualisation et explications.

À noter que le comic contient également les premiers pas de Tim Drake dans Les Morts et les Vivants, signés par d’autres pointures : Marv Wolfman (scénario), George Pérez (scénario et dessin), Jim Aparo à nouveau ainsi que Tom Grummett (dessin). C’est cet autre segment, important également dans l’histoire du Chevalier Noir, qui permet à l’ouvrage de faire partie des coups de cœur et justifie l’achat.

À gauche, la réédition 2017 avec la célèbre image iconique tirée de la tragédie de Batman et Robin.
À droite, la première édition d’Urban Comics (avril 2013) qui reprenait la couverture du troisième chapitre (Batman #428), dessinée par Mike Mignola.

[Résumé de l’éditeur]
Jason Todd, le deuxième Robin, retrouve la trace de sa mère, disparue depuis des années. Mais, au tournant, l’attend également le Joker, le pire ennemi de Batman… Le Chevalier Noir va connaître l’une des heures les plus tragiques de sa carrière. Un Batman peut-il poursuivre sa lutte sans un Robin à ses côtés ?

[Début de l’histoire – Un Deuil dans la Famille]
Suite au comportement impulsif de Jason Todd lorsqu’il endosse le costume de Robin, son père adoptif Bruce Wayne le suspend de ses fonctions de co-équipier. Batman opèrera seul le temps que le jeune homme gère mieux ses émotions.

Fou de rage, Jason déambule dans Gotham et repasse devant l’appartement de ses parents, tous deux décédés. Une voisine lui confie alors une boîte contenant quelques effets personnels des Todd. L’adolescent découvre que sa mère était en fait la compagne de son père et non sa « vraie mère biologique » ! Jason Todd enquête et identifie trois femmes susceptibles d’être sa mère biologique : une est en Israël, l’autre au Liban et la dernière en Éthiopie.

De son côté, le Joker a réussi à détourner un missile nucléaire et souhaite se lancer dans… la politique internationale ! Il compte vendre son arme à « des terroristes arabes ». Pour cela, il va au Liban.

Quant à Bruce/Batman, il est tiraillé entre retrouver son pupille qui a disparu et suivre le Clown Prince du Crime détenteur d’une arme atomique. Il choisit d’aller au Liban poursuivre sa némésis, sans se douter qu’il s’agit d’une des destinations où Jason Todd va également se rendre…

[Critique]
Il est presque sûr que chaque lecteur découvrant Un Deuil dans la Famille sait pertinemment qu’il va y lire la mort de Jason Todd, le second Robin. Entre le nom de l’œuvre, sa couverture, la préface de Jim Starlin qui en parle ouvertement et la connaissance de ce triste sort dans la culture « Batmanienne » voire populaire, difficile de partir sur une base vierge. Seuls les lecteurs de l’époque, fin 1988, on réellement vécu cette tragédie « en direct ».

Aujourd’hui, il est donc acté dès le départ que Todd va être tué par le Joker, qu’il n’y a pas d’autre issue possible (malgré son retour des années plus tard en Red Hood – on en reparlera). Aborder le comic book pose donc un problème de narration : on connaît déjà la destination, il faut donc espérer que le voyage soit réussi, soigné et « agréable ». Ce n’est malheureusement pas vraiment le cas…

Le récit se divise en quatre parties (les quatre épisodes de Batman #426 à #429), étalées en six chapitres distincts, couvrant environ 135 pages. La première partie pose les enjeux de l’histoire efficacement et rapidement ; elle élimine ensuite une menace (le Joker et son missile nucléaire) et une des trois femmes potentiellement mère biologique de Todd. La seconde partie poursuit l’enquête autour de l’identité de la mère de Todd et contient la mise à mort « très graphique » de ce Robin (on y reviendra)… La troisième partie est la douloureuse découverte du cadavre par Batman (le chapitre #428, probablement le plus réussi du livre et tristement célèbre). Enfin, la quatrième partie correspond à l’affrontement final entre le Joker, ambassadeur iranien à l’ONU, bénéficiant d’une immunité diplomatique !

L’arc se déroule peu après Killing Joke auquel le titre fait référence plusieurs fois et poursuit, ainsi, l’enchaînement de titres noirs et violents autour du Chevalier Noir publiés à la fin des années 1980, certains s’inscrivant dans sa chronologie, d’autres restant en marge : The Dark Knight Returns (1986), Année Un (1987), Killing Joke donc (1988) et juste avant Arkham Asylum (1989). À noter que les couvertures sont signées Mike Mignola, dessinateur du moyen Gotham by Gaslight dans la même période (1989) puis scénariste du très sympathique La malédiction qui s’abattit sur Gotham (2000).

Le gros souci d’Un Deuil dans la Famille se situe dès son postulat de départ : l’incursion d’une aventure de Batman (qui va, en plus, s’inscrire comme l’une des plus violentes, traumatisantes et importantes dans sa mythologie) dans un cadre géopolitique « réel » de notre propre monde, à savoir le terrorisme islamiste, le peuple chiite et autres conflits complexes au Moyen-Orient. La BD évoque carrément la prise d’otage dans l’ambassade des États-Unis à Téhéran (brillamment mise en scène et vulgarisée dans le film Argo – dont on conseille la version longue) et une alliance entre le Joker et le dictateur Khomeini ! (C’est comme si, une douzaine d’années plus tard, peu après les attentats du 11 septembre, Batman se serait rendu au Pakistan avec Tim Drake. Double Face se serait allié avec Oussama Ben Laden et aurait tué cet autre Robin par exemple.) Était-ce l’idéal de mélanger cet aspect « réel et violent » avec la mort d’un personnage « fictif et populaire » ? Était-ce vraiment nécessaire ? Ce parti pris scénaristique volontaire apporte donc un lot de bizarreries qui tranche radicalement avec ce qu’on connaissait de l’homme chauve-souris jusqu’à présent. C’est clairement casse-gueule, au mieux maladroit, au pire provocateur. Pour plusieurs raisons évidentes.

Tout d’abord, la fiction s’inscrit automatiquement « à un instant T » et, de facto, sera difficilement intemporel. Elle passera moyennement l’épreuve du temps, faute à ce renvoi d’actualité très précis dans laquelle on l’identifie. Ensuite, mêler de véritables crimes et situations tragiques au sein d’une œuvre puisant – normalement – dans l’imaginaire (sans pour autant ne pas être plausible ou réaliste bien sûr), lui enlève toutes ses fonctions « escapistes » visant à ouvrir une parenthèse fictive pour ses héros de papier. Enfin, et c’est un certain paradoxe, le risque de complètement casser « la suspension volontaire de l’incrédibilité » est très élevé. Impossible de mettre de côté les maladresses ou défauts d’une œuvre qui permettent de se plonger dedans en acceptant ces écarts pour une saine lecture ou compréhension. Mélanger un univers fantasmé avec des éléments particuliers du notre est un pari risqué. Comme dit : ici ça ne « prend pas ». Batman n’avait jamais affronté des « vrais » terroristes et le Joker ne s’était jamais immiscé au Moyen-Orient pour flirter avec eux. Le nommer ambassadeur « de la République Islamique d’Iran » est une idée plutôt naze (assez choquante au demeurant mais pas interdite donc pourquoi pas – autant lui accorder une immunité diplomatique (car cet élément est intéressant en revanche) mais venant d’un autre pays, imaginaire). Cela aurait pu fonctionner mais il aurait fallu un filtre nettement plus « réaliste » que ce qui est proposé ici (le loufoque et excentrique Joker à l’ONU, carrément ?! Allons bon…). On dirait presque une blague de mauvais goût… du Joker ?

C’est bien dommage car certaines choses fonctionnent très bien au demeurant, l’idée d’une mère biologique de Jason, un certain retournement de situation peu prévisible, la mise à mort du jeune pupille, l’audace (et le choc) d’acter le décès dans la mythologie du Chevalier Noir, la relation Bruce/Jason pour laquelle l’empathie du lecteur est mise à rude épreuve (impossible de ne pas avoir envie de gifler Jason puis l’instant d’après de le réconforter, impossible aussi de ne pas apprécier les moments d’accalmie entre les deux, voire leur complicité).

Malheureusement, ces bons éléments souffrent d’un rythme en demi-teinte où chaque chapitre ne peut s’empêcher de démarrer par un récapitulatif des précédents… Plombant d’entrée de jeu l’histoire au demeurant haletante mais parfois pénible à suivre. Les pensées subjectives ou narratives répétant ou expliquant l’action – comme beaucoup de titres de l’époque – accentuent également cette certaine « lourdeur ». Et bien sûr, tout ce qui était évoqué en amont vient aussi gâcher cette immersion (le contexte géo-politique, les lieux, etc.). Pire : dans ce qui se doit d’être austère, quelques éléments risibles (le BatPlane et autres dialogues moyennement convaincants) mettent à mal un récit déjà bien « pesant ». Il ne faut/fallait pas s’attendre à une mort programmée et organisée par le Joker, dans le but de rendre fou le Chevalier Noir, non, il s’agit « sommairement » d’une succession de combat dans le cadre qu’on connaît avec un Clown devenu un étrange terroriste… Au-delà de la qualité intrinsèque du titre, force est de constater que la déception est de mise, même si on avait peu d’attente quant à l’exécution de Robin. Faute aussi (en France tout du moins) à une faible propositions de matériel édité gravitant autour de l’époque Jason Todd en Robin ; difficile d’être extrêmement attaché à ce protagoniste – que beaucoup liront/découvriront pour la première fois ici – même si les quatre chapitres arrivent à bien cerner sa personnalité, remaniée depuis quelques temps en coulisse et causant son impopularité croissante (voir explications plus bas).

En piochant dans les quelques bonnes idées distillées, il y avait de quoi rendre l’œuvre davantage « indispensable ». Elle l’est d’une certaine manière bien sûr, on parle tout de même de la mort de Robin/Jason Todd (cela reste un moment charnière dans la mythologie de Batman, aux longues conséquences) mais manque le coche pour être à la fois incontournable ET un bon comic book. Reste tout de même les superbes planches de Jim Aparo, très en forme, instaurant de belles compositions, aux visages expressifs, aux scènes d’anthologie comme presque l’entièreté de l’épisode #428 avec l’homme chauve-souris déambulant dans les décombres de l’explosion tout en se remémorant ses souvenirs avec Jason puis la découverte du cadavre, dans une pleine planche inoubliable (cf. bas de cette page). Un chapitre qui fait partie des meilleurs de toute l’histoire du Chevalier Noir, sans aucun doute, l’un des plus marquants.

L’illustrateur signe de belles séquences qui ont nourri la postérité (on retient aussi davantage la mort hors-champ de Jason avec le pied-de-biche du Joker que ce dernier en tunique iranienne ou le duo dynamique frappant des terroristes). Seule la colorisation, très propre et « fonctionnelle » au demeurant – assurée par Adrienne Roy – est un peu trop « vive » et dénote avec la dramaturgie mise en scène.

La mort de Jason Todd n’est pas « complètement » issue de l’esprit du scénariste Jim Starlin et du responsable éditorial de l’époque Dennis O’Neil – adepte de remanier les figures iconiques de DC « aux bouleversements sociaux de l’époque ». En effet, ce sont les lecteurs eux-mêmes qui ont eu la possibilité de voter pour sceller le sort de Robin, ils sont complices de ce meurtre ! O’Neil revient longuement sur cet évènement inédit dans une passionnante préface rédigée en avril 1990. Il évoque le parcours éditorial de Robin, d’abord avec le personnage du flamboyant Dick Grayson. Arrivé dans Detective Comics #38, en 1940, un an à peine après la création de Batman, le jeune prodige évolue aux côtés de son mentor jusqu’en 1983 avant de s’émanciper et devenir Nightwing. Il est remplacé dans la foulée (Detective Comics #524) par Jason Todd, imaginé par Gerry Conway et Don Newton. Tous deux « ne cherchaient pas à innover [mais] à combler un vide », d’où la biographie assez proche de Grayson… « Leur ordre de mission était simple : trouvez-nous un nouveau Robin, et sans faire de vagues » précise Dennis O’Neil.

Trois ans plus tard, en 1986, l’auteur Max Allan Collins veut améliorer Jason Todd et propose de faire de lui un gosse des rues avec des parents criminels, une opposition à Batman en somme. Malheureusement, ça ne prend pas. De moins en moins populaire, le nouveau Robin – initialement simple décalque du précédent – devenu trop impulsif voire antipathique, n’était plus vraiment « accepté » dès l’instant où il commençait à avoir sa propre personnalité (!). Au lieu de le retirer des comics, il est décidé de possiblement le tuer. C’est là qu’intervient l’expérience « le coup de téléphone ». Simple, efficace. Comme Todd était peu apprécié, le staff éditorial de DC Comics (incluant O’Neil) opte pour une mécanique inédite : le public va décider si Robin va vivre ou mourir. « Nous placions Jason dans une explosion, et donnions deux numéros de téléphone aux lecteurs [en quatrième de couverture de Batman #427]. S’ils appelaient le premier, ils votaient pour la survie de Jason. S’ils appelaient le deuxième, Robin ne s’en sortait pas vivant. » Apparemment, 5.343 personnes ont voté contre et 5.271 pour, soit plus de 10.600 lecteurs qui se sont prêtés au jeu durant 36 heures (du à 20h), récoltant seulement 72 voix d’écart entre les deux choix ! La réception de ce procédé fut clivante, ce système interactif était jugé intéressant et audacieux par certains, cynique et dégueulasse pour d’autres (incluant Frank Miller !) voire… truqué (sans compter les critiques à propos du numéro de téléphone qui était surtaxé – 0,50$ l’appel) ! La légende raconte qu’O’Neil a lui-même appelé pour sauver Jason. Deux versions du chapitre #428 furent établies au cas où. Une des planches – dans laquelle Batman annonce que Robin est vivant – fut même dévoilée/recyclée bien plus tard, en 2006 dans Batman Annual #25, en évoquant le retour de Todd par un échange des lignes temporelles (illustration visible dans l’édition d’Urban Comics).

Une mort dans les comics est rarement « définitive ». Todd n’y fit pas exception mais pour le meilleur cette fois. Il réapparait en 2003, près de quinze ans après sa disparation, dans l’excellent Batman – Silence (Hush). Même s’il s’agit de Gueule d’Argile qui a pris son apparence, le doute plane… On ignore aussi si, à ce moment précis, le retour « définitif » est prévu ou si c’était simplement un clin d’œil à un « vieux » protagoniste un peu oublié. Néanmoins, cette apparition a des allures de prophétie car dans L’Énigme de Red Hood, grande saga publiée dès fin 2004 (entamée dans #Batman 635) et qui s’étalera tout au long de l’année 2005, on scelle pour toujours le retour de Todd, qui officie en costume et sous un heaume écarlate et se fait appelé Red Hood – nom emprunté au premier costume de l’homme qui l’a tué : le Joker.

En 2010, le segment Red Hood : The Lost Days (Jours Perdus, inclut dans L’Énigme de Red Hood) lève le voile sur la résurrection de Jason. Le jeune homme devient un antagoniste, tantôt mercenaire indépendant, tantôt allié à la Batfamille mais aux méthodes radicales. Il a sa propre série, Red Hood and the Outlaws notamment (disponible en deux tomes chez nous) et occupe une place de choix dans le superbe jeu vidéo Arkham Knight (sous le masque du Chevalier d’Arkham) – rôle repris dans la bande dessinée éponyme mais malheureusement annulée après un tome par Urban Comics. Red Hood/Jason Todd apparaît dans divers titres et ses échanges avec Damian Wayne sont souvent jubilatoires – tous deux étant nettement plus radicaux que leurs aînés ! Citons également l’adaptation vidéo d’Un Deuil dans la Famille où l’on peut retrouver le personnage dans un film interactif où plusieurs cheminements narratifs sont possibles, reprenant des extraits d’une autre adaptation : Batman et Red Hood : sous le masque rouge. Une expérience originale qui permet de renouer un peu avec le système de vote mis en place des années plus tôt.

Retour au comic book. Malgré tous les défauts évoqués, Un Deuil dans la Famille est important dans la mythologie de Batman. Il est donc primordial de le connaître, de le lire… mais à quel prix ? Heureusement, un autre récit complète celui-ci, justifiant finalement l’achat (23€) et le nombre de pages (un peu moins de 300 au total) : Les Morts et les Vivants. C’est dans cette histoire qu’apparaît Tim Drake pour la première fois car le staff DC Comics (y compris O’Neil) comprend que Batman sans Robin ne fonctionne pas. Mais pas question de réitérer les erreurs commises avec Todd, il faut soigner l’arrivée de ce nouveau Robin.

« Comment créer Robin 3 sans générer l’hostilité qui avait pourri la vie de Jason ? » interroge le responsable éditorial (toujours dans la préface). Grâce à Dick Grayson. Si Todd était l’usurpateur alors il fallait lier Tim à Dick, « que Robin 3 recevait l’approbation de son prédécesseur ». Pour cela, Marv Wolfman était l’auteur providentiel : depuis dix ans il travaillait sur Dick et avait co-créé New Teen Titans avec George Pérez. Ainsi, Tim Drake fait ses premiers pas dans une saga publiée dès 1989, aussi bien dans The New Titans (#60-61) que la série classique Batman (#440-442), onze numéros après la mort de Todd, soit moins d’un an plus tard. Critique ci-après.

[Début de l’histoire – Les Morts et les Vivants]
Après la mort de Jason Todd, Bruce Wayne sombre de plus en plus… Brisé et anéanti, il enchaîne les envolées nocturnes sous son masque de Batman, plus violent que jamais. Alfred tende de le soigner et essaie de raisonner son maître, en vain.

En parallèle, le milliardaire se fâche avec Dick Grayson. Ce dernier disparaît quelques temps de ses fonctions au sein des Titans. Grayson s’est simplement éclipsé au cirque Haly, implanté en ville et en bien mauvais état.

Dans l’ombre, un mystérieux jeune homme suit discrètement Bruce, Batman, Dick et Nightwing. Il a bien compris la double identité de chacun et, depuis le meurtre de Todd, souhaite que Dick redevienne Robin afin que Batman redevienne plus stable.

En parallèle, Double-Face est de retour à Gotham City, bien décidé à tuer le Chevalier Noir…

[Critique]
Comment « remplacer » Robin sans doublonner avec Dick Grayson et Jason Todd ? En créant un nouveau personnage proche des deux autres tout en étant différent… C’est le pari réussi de Marv Wolfman qui préfère d’entrée de jeu concevoir un Robin qui ne cherche pas à voler la vedette à Batman mais « simplement et banalement » à l’épauler, à le canaliser. Quand il créé Tim Drake (Tim pour… Tim Burton, qui préparait alors sur son film !), le scénariste Wolfman (habitué à travailler sur les Titans et surtout sur Dick – qui signe une introduction rédigée en 2011) ne lui appose pas de traumatismes : ses parents sont en vie (tout du moins pour l’instant…), sa famille et ses amis n’ont pas de problèmes en particulier. En cela, Drake n’a rien d’un écorché (comme Todd) ni de revanche à prendre ou de deuil à surmonter (comme Grayson).

Le jeune adolescent bénéficie immédiatement d’un capital sympathie élevé : c’est un excellent détective, il voue une admiration sans faille au duo de justiciers qu’il a vu évoluer, etc. Seule ombre au tableau : il s’agit encore d’un garçon aux cheveux bruns. Quitte à concevoir un « Robin 3 », pourquoi ne pas le démarquer physiquement ? Pour que les ennemis de Batman ne comprennent pas qu’il s’agit d’un autre acolyte ? On chipote mais c’est un petit peu dommage.

Côté histoire, co-écrite avec George Pérez (qui dessine aussi, on y reviendra), on navigue cette fois entre deux périples : l’un suivant Dick puis Tim, l’autre Batman et Double-Face. Quand tout le monde se rencontre et converge vers les premiers pas de Drake en Robin, c’est… réjouissant ! Assister à cet instant mythique et particulièrement réussi rehausse le niveau qualitatif de l’ensemble de l’ouvrage. Car si Un Deuil dans la Famille souffrait de nombreux défauts, Les Morts et les Vivants, lui, en a peu : le rythme est très bien dosé, la narration haletante, l’intrigue assez surprenante, les personnages sont attachants, on retrouve la « charmante » Gotham et d’autres éléments inhérents à l’ADN de Batman. La sempiternelle interrogation « d’utiliser » un enfant ou un adolescent dans la croisade du justicier trouve une certaine réponse mais continue de hanter l’homme chauve-souris – qui restera terriblement marqué et affecté par la perte de Todd, dont il s’estime responsable.

Les cinq épisodes se dévorent et les quelques incursions côté Titans (la bande dessinée jongle entre deux séries, The New Titans et Batman) sont très accessibles et ne gênent en rien la lecture si on n’est pas familier de cet (autre) univers. Seul le costume de l’époque de Nightwing a mal vieilli, le reste est toujours passionnant. Double-Face est plutôt soigné même si, là aussi, cela fait un peu redite par rapport à Grayson qui affrontait Dent à ses débuts (cf. Robin – Année Un). On apprécie également la présence soutenue d’Alfred, qui vient même prêter main forte au combat !

Côté dessins, on retrouve Jim Aparo pour les trois chapitres de Batman, rien à redire, l’artiste découpe avec maestria ses scènes d’action et offre de belles expressions sur les visages de ses personnages avec une fluidité et lisibilité exemplaires. Seules quelques cases sont assez pauvres en décors (déjà dans le titre précédent) mais c’est compensé par la vivacité de séquences moins contemplatives. George Pérez et Tom Grummett travaillent en binôme sur les deux épisodes de The New Titans (deux et demi si on inclut quelques pages d’un prologue issues de la même série mais croquées par Aparo). Les artistes parviennent à conserver une homogénéité graphique très appréciable, aussi bien au niveau des traits que de l’atmosphère visuelle globale. Ils sont grandement aidés par la colorisation d’Adrienne Roy (qui officiait déjà sur le titre précédent avec Aparo). En ultime bonus : un court chapitre dessiné par Lee Weeks et écrit par James Robins, À marquer d’une pierre blanche (Legends of the Dark Knight #100) qui montre Todd enfiler son costume de Robin pour la première fois puis sa mort… La sublime image de fin (l’avant-dernière de cette critique sur fond blanc) reste dans les mémoires.

En synthèse, le livre Un Deuil dans la Famille EST indispensable dans la chronologie de Batman pour ces deux évènements majeurs (la mort de Jason Todd et l’arrivée de Tim Drake – qui sera le premier Robin a bénéficié d’une série à son propre nom de justicier, avant de devenir Red Robin, cédant sa place à Damian Wayne) MAIS ne peut pas être considéré comme un incontournable à posséder impérativement du fait de la qualité moyenne de sa première histoire. C’est tout le paradoxe de la fiction : elle demeure importante et aura plusieurs conséquences sur l’évolution du Chevalier Noir mais elle n’est pas un chef-d’œuvre… Classons là tout de même dans les coups de cœur du site, principalement pour Les Morts et les Vivants et son statut particulier de son autre titre dans la culture « Batmanienne » !

[À propos]
Publié chez Urban Comics le 26 avril 2013 puis réédité le 31 juillet 2017.
Précédemment publié chez Semic en 2003.

Scénario : Jim Starlin, Marv Wolfman, Georges Pérez
Dessin : Jim Aparo, Geroge Pérez, Tom Grummett
Encrage : Mike DeCarlo, Bob McLeod, Romeo Tanghal
Couleur : Adrienne Roy, Lovern Kindzierski

Traduction : Alex Nikolavitch
Lettrage : Stephan Boschat – Studio Makma

Contient Batman #426-429 (Un Deuil dans la Famille) puis Batman #440-442, The New Titans #55 et #60-61 (Les Morts et les Vivants), Legends of the Dark Knight #100

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Batman – Le Culte

Volume unique sorti en août 2016 chez Urban Comics, Le Culte avait déjà été publié en France en 1989 en quatre tomes sous le titre Enfer Blanc. Que vaut ce récit écrit par l’auteur Jim Starlin ?

[Histoire]
Batman est prisonnier. Le diacre Joseph Blackfire, alias le Shaman Blackfire, l’a capturé et veut le convertir à sa secte de fanatiques religieux. Blackfire a rendu Gotham City plus sûre. Il a enrôlé les plus démunis : clochards, prostituées… leur a fourni un abri et les contrôle avec son homme de main Jake. Tous ensemble, ils débarrassent la ville des criminels, des macs, des violeurs et des tueurs en les assassinant et en faisant disparaître leurs corps.

La police est doublement dépassée. La nuit les rues sont désertes, les disparitions sont nombreuses et remarquées mais Gordon et ses équipes n’arrivent pas à mettre la main sur le(s) responsable(s). Le jour, les citoyens de Gotham jubilent : la métropole jouit enfin d’une sécurité inédite.

L’absence de l’homme chauve-souris dans la ville laisse à penser que le justicier s’est allié au diacre… Ce dernier, inconnu au bataillon, semble avoir un lourd passif malgré tout. Robin (Jason Todd) par à la recherche de son mentor dans les égouts…

[Critique]
Avant de rentrer dans le vif du sujet, il faut contextualiser la sortie de The Cult (son titre originel). Publié au second semestre 1988, le Chevalier Noir poursuit son virage über violent amorcé deux ans plus tôt avec le célèbre The Dark Knight Returns de Frank Miller, dont Le Culte s’inspire grandement par plusieurs aspects (voir plus loin). La prostitution et la violence (par exemple) étaient aussi au cœur d’Année Un, lui aussi sorti peu avant Le Culte, en 1987 (et à nouveau signé Miller). Début 1988, c’est également la publication d’un autre récit radical qui a marqué les fans et changé la mythologie de Batman à tout jamais : le très sombre Killing Joke.

Dans cet enchaînement remarquable, Le Culte semblait être idéal pour devenir tout aussi emblématique que ses aînés mais il ne se hissera jamais véritablement au même niveau que ces autres récits « cultes » (un comble vu son titre ! — sauf pour quelques Batfans bien sûr). Ce sera l’histoire suivante écrite par Jim Starlin qui passera plus aisément l’épreuve de la postérité (malgré ses nombreux défauts) avec l’inoubliable mort de Jason Todd dans Un deuil dans la famille, entamée fin 1988 et achevé début 1989 (donc publiée juste après Le Culte dans la foulée). Citons aussi un ultime titre incontournable de cette période propice, lui aussi en vente en 1989 : Arkham Asylum.

Outre ce rappel indispensable, il est évident que la bande dessinée doit se suffire à elle-même pour être appréciée. C’est indéniablement le cas ici, tant la singularité du récit permet une immersion violente et glauque avec un antagoniste inédit, créé pour l’occasion (mais pas vraiment réussi, on le verra plus loin). En revanche, comme évoqué peu avant, on ressent beaucoup d’emprunts à The Dark Knight Returns. D’abord dans les graphismes : certains dessins très soignés et réalistes de Berni Wrightson ressemblant étrangement à ceux de Miller par bien des aspects (notamment ceux des visages de civils et inconnus). Son découpage et sa mise en avant de citoyens lambdas rappellent aussi forcément TDKR. Pire : les nombreux ajouts de témoignages via des journaux télévisés semblent être calqués sur l’œuvre de Miller. La Batmobile gigantesque évoque aussi le modèle plus ou moins similaire de TDKR

Par son approche brutale et politique, Le Culte suit également certaines lignes narratives de son aînée… Mais le livre tranche radicalement avec cette inspiration plus ou moins assumée dès qu’elle s’engouffre dans ses flash-backs de la découverte des États-Unis aux pratiques de rituels indiens et autres cultes shamaniques. Malheureusement, toute cette partie, assez prononcée dans la première moitié du livre, apporte une certaine lourdeur à l’ensemble. Starlin aurait aisément pu s’en passer, même si elle permet de voir quelques scènes visuellement abouties et assez psychédéliques (rappelant, cette fois, Killing Joke à plusieurs reprises avec sa mythique première colorisation). L’usage de drogues et d’hallucinations de Batman sont aussi au cœur de la narration sous formes effrayantes, spectrales ou horrifiques, brillamment renforcées grâce à ses couleurs vives et flashy, pour un résultat surprenant et réussi.

Le Culte a peut-être inspiré (à son tour) deux futures sagas qui suivront : Knightfall et No Man’s Land. Batman est en effet vaincu (très rapidement) psychologiquement et physiquement, à l’instar de l’interminable aventure face à Bane (mais ici en quelques planches à peine) et Gotham se retrouve dans une situation similaire à un no man’s land, comme dans la saga éponyme. La chute de Batman est trop rapide, peu plausible, c’est dommage. La mini-série (quatre chapitres) aurait gagnée à être une maxi (douze chapitres). Cette sorte de « fourre-tout » aux multiples échos d’anciennes et futures (rétroactivement) aventures du Caped Crusader tient la route mais rencontre un autre problème de taille avec son nouvel ennemi, le traitement de la religion et du lavage de cerveau. Le souci avec le personnage du diacre est qu’il n’avait jamais été introduit auparavant. Il rappelle Ra’s al Ghul par son immortalité (grâce à des bains de… sang) et seul son attrait à la religion permet de l’en dissocier.

La religion est justement au cœur du Culte, elle permet de justifier un embrigadement de personnes psychologiquement fragiles. Cet aspect est toujours très très difficile à retranscrire de façon plausible dans une bande dessinée. Ici, on alterne entre des textes incisifs, compréhensifs et un survol rapide de l’ensemble. On se demande aussi comment des SDF lobotomisés peuvent aisément tuer des criminels de la mafia armés jusqu’aux dents… C’est toute la problématique du comic-book, une crédibilité en demi-teinte à cause des actions du diacre.

Malgré les défauts de cet ennemi et ceux globaux du livre, on trouve un autre écho mais très moderne cette fois et fort intéressant avec un certain populisme et une défiance envers les élites politiques et policières (rappelant ainsi le film Joker). On note aussi que Le Culte est très certainement l’un des rares comics sur Batman montrant des scènes particulièrement gores voire insoutenables : têtes décapitées, corps tués empilés, etc. Que ce soit en scènes fantasmées sous l’effet de drogue ou bien réelles, l’ensemble est extrêmement glauque et malsain à un niveau peu atteint sur le marché (voir quelques illustrations en fin d’article). On pourrait reprocher une certaine gratuité non justifiée à cette déferlante de cases parfois sans réel intérêt pour l’histoire et un final précipité et, in fine, assez classique ne chamboulant pas le statu quo du héros et de la ville (étonnamment !).

Autre singularité exceptionnelle à signaler : il s’agit d’un récit de Batman avec Jason Todd en Robin (comme dit plus haut, ce dernier mourra peu après, toujours sous la plume de Starlin dans Un deuil dans la famille). Un des rares disponibles en France. En effet, on connaît davantage de bandes dessinées avec Dick Grayson, Tim Drake ou Damian Wayne en équipier du Chevalier Noir plutôt que Jason Todd. En complément dans l’édition d’Urban, on trouve une introduction de Jim Starlin, intitulée « Brûlez ce livre » datée de novembre 1990 — où l’auteur évoque un parrallèle pertinent entre l’imposition de la censure des comics aux États-Unis ainsi que les puissantes influences de la religion et bien évidemment ce qu’il a injecté dans Le Culte à travers Blackfire en plus extrême dans sa démarche bien sûr — et une petite galerie de couvertures, celles-ci correspondantes à celles de l’ancienne édition française de Comics USA, distribué par Glénat à l’époque (cf. ci-dessous).

 

Le Culte reste une curiosité à découvrir grâce à ses multiples qualités et son faible prix (19€ l’histoire complète) : un héros déchu, une ambiance oppressante, un contenu particulièrement macabre, une subtile navigation entre les genres (hard boiled, donc bien violent et psychédélique assumé) et un aspect graphique extrêmement soigné… Difficile en revanche de ne pas pointer son défaut majeur en la personne d’un ennemi inconnu, bavard et peu crédible. Les nombreux rappels et références à The Dark Knight Returns (et quelques autres œuvres) sont discutables. Certains les verront comme un hommage et une inspiration bienvenue pour un résultat passionnant. D’autres y trouveront une pâle copie (voire un plagiat) qui condense trop rapidement une grosse partie du travail de Miller pour accoucher d’une aventure certes marquante pour le lecteur (surtout visuellement) mais paradoxalement oubliable à échelle de la vaste chronologie et mythologie fournie de l’homme chauve-souris…

[À propos]
Publié en France chez Urban Comics le 19 août 2016.
Précédemment publié en quatre tomes chez Comics USA en 1989.

Scénario : Jim Starlin
Dessin : Berni Wrightson
Couleur : Bill Wray
Traduction : Jean-Marc Laîné
Lettrage : Calix-Ltée, Île Maurice

Pour l’anecdote, Robin peut enfin prendre sa revanche et gifler son mentor mais, hélas, cette image ne deviendra pas un mème… 😉

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Étude de cas : Le Joker

Suite à mon interview dans le magazine Ciné Saga en début d’année 2016, leur rédaction m’a demandé d’écrire une étude de cas sur le Joker pour leur quatorzième numéro (1), sorti en août 2016. L’article devait s’étaler sur quatre pages avant de s’étendre à huit, tant il y a de choses à raconter. Retour sur la création du Clown du Crime, son évolution à travers les comics et son essor dans la culture populaire, grâce au cinéma, aux dessins animés et aux jeux vidéo. Avec des interviews de Yan Graf, éditeur chez Urban Comics, et Pierre Hatet, mémorable doubleur du Joker sur plusieurs supports artistiques.
(Rédigé en juin 2016, donc avant la sortie du film Suicide Squad. ///// Cliquez sur les couvertures pour accéder aux critiques.)

Joker Heath Ledger The Dark Knight

Qui rira le dernier ?

Des bandes dessinées américaines aux films en passant par les jeux vidéo et les séries d’animation, le Joker est partout, tout le temps. Il fascine, autant que Batman, depuis trois quarts de siècle. Retour sur sa création, son évolution et ses nombreuses apparitions.

Le 21 juillet 1866, Victor Hugo débute, à Bruxelles, l’écriture d’un nouvel ouvrage : L’Homme qui rit. Presque trois ans plus tard, le roman philosophique est publié en France. Le personnage principal, Gwynplaine, est un saltimbanque défiguré, mutilé au niveau de la bouche notamment, donnant l’illusion d’un sourire forcé en permanence. En 1928, le réalisateur d’origine allemande Paul Leni dévoile son adaptation cinématographique muette avec Conrad Veidt dans le rôle de Gwynplaine. Bill Finger, le co-créateur de Batman et son principal scénariste à ses débuts, donne en 1940 une photographie de l’acteur (en noir et blanc) à Bob Kane, le dessinateur désormais crédité comme concepteur du Chevalier Noir. L’encreur de l’époque, Jerry Robinson, propose une carte à jouer d’un Joker pour finaliser la création. L’ennemi le plus célèbre et iconique de Batman est né, la paternité étant attribué aux trois artistes. En extrapolant, on peut affirmer que d’une certaine façon, c’est le fruit de l’imagination d’un des écrivains français les plus célèbres et réputés qui a servi de base embryonnaire au désormais incontournable Joker.

Image 01
L’acteur Conrad Veidt et la première apparition du Joker
dans Batman #1 en 1940 (dessiné par Bob Kane & Jerry Robinson)

Bill Finger lui apporte des origines en 1951 (dans Detective Comics #168) en créant le fameux Masque Rouge, plus connu sous son nom originel : Red Hood (qui sera repris en 1989 dans Killing Joke et modernisé en 2014 par Scott Snyder dans Batman #0 puis dans l’arc L’An Zéro). Le mythe dit que l’inspiration du fameux heaume rouge, brillant et lisse est venue à nouveau d’un écrivain français réputé : Alexandre Dumas. C’est la dernière partie du livre Le Vicomte de Bragelonne, publié de 1847 à 1850, qui fermait la trilogie entamée avec Les Trois Mousquetaires, qui aurait fourni au scénariste de comics sa matière brute : il y est en effet question du fameux Homme au masque de fer.

Une absence totale de moralité

image-02Plus de 75 ans après sa création, le Clown du Crime est devenu un personnage à part entière de la culture populaire. Outre sa perpétuelle apparition dans les bandes dessinées Batman et Detective Comics, parmi les titres les plus emblématiques, durant plusieurs décennies, c’est à la fois l’écriture du personnage, sa psychologie atypique, son absence totale de moralité et son essor à travers d’autres supports artistiques qui ont contribué à sa renommée. Il fascine et séduit autant qu’il repousse et effraie. Miroir déformé d’un héros solitaire et sombre, il se veut fantasque et coloré. Certains le considèrent comme fou, d’autres l’estiment habile manipulateur, doué d’une rare intelligence.

Dès sa création pour le premier numéro de la série Batman en 1940 (le justicier est né un an avant dans le numéro #38 de Detective Comics), ses auteurs souhaitaient un ennemi « fort » et qui laisserait une trace pour cette nouvelle publication. Bien malin, l’éditeur, DC Comics, décida de ne pas tuer le Clown dès sa première apparition (chose très fréquente à l’époque pour les ennemis de Batman). Fou furieux, manipulateur, tueur sans remords : la première version du Joker, jusqu’en 1942, est, quelque part, assez proche de l’imaginaire collectif. Il « s’assagit » ensuite jusqu’en 1954, devenant un « simple » bouffon trouvant un attrait aux farces et attrapes, tout en restant cet ennemi flamboyant et unique.

Dès lors, le Comics Code Authority, organisme de censure, contraint indirectement à une disparition du Joker (mieux que d’avoir eu une version trop ringarde et aseptisée), remplacé par des monstres de science-fiction ou fantastiques, afin de coller avec le registre de genre du Batman de l’époque. Cela durera près de quinze ans. L’Arlequin de la Haine continue de défier le Goliath de Gotham à travers les planches et connaît un regain de popularité en 1966, grâce à la série télévisée  de ABC, où l’acteur Cesar Romero lui prête ses traits. Du pur nanar dans lequel le terrible ennemi paraît bien ridicule. Mais cela lui permet d’accroître son aura et de se faire connaître par davantage de personnes.

[Couverture de Detective Comics #69 par Jerry Robinson en 1942. L’’une des rares montrant le Joker tenant des armes à feu.]

La mort de Robin

C’est en 1989 que le Joker acquiert définitivement son statut de Némésis culte. Deux raisons à cela. La première se joue outre-Atlantique, au Pays de l’Oncle Sam, dans les chapitres #426 à #429 (décembre 1988 à janvier 89) de la série Batman : le Joker tue Robin. Il s’agit alors du deuxième Robin, alias Jason Todd, qui succéda à Dick Grayson (un nom un peu plus connu du « grand public » puisqu’il était le Robin originel devenu un super-héros à part entière sous l’alias Nightwing). Dans cette histoire, intitulée Un Deuil dans la Famille (publié pour la première fois en France en 2003 puis réédité en 2013 par Urban Comics, l’éditeur actuel des aventures du Dark Knight), ce sont les lecteurs eux-mêmes qui ont scellé le sort du second side-kick de Batman à travers un vote massif organisé par DC Comics ! Une drôle de façon de faire pour l’époque mais qui restera dans l’histoire de la bande dessinée américaine.

Comics Batman 10 Un Deuil dans la Famille Comics Batman 20 The Dark Knight Returns  Comics Batman 22 Arkham Asylum

Si cette mort, d’une violence inouïe, accentue le statut de méchant du Joker et marque à jamais la mythologie de Batman, l’histoire n’est paradoxalement pas la plus emblématique du Caped Crusader. Jim Starlin, son scénariste, met en scène un Batman au cœur de la politique et du Moyen-Orient. Il faut attendre 2002 pour entrevoir le retour de Jason Todd, dans l’excellent ouvrage Hush, écrit par Jeph Loeb, avant de le voir se concrétiser dans Under the Red Hood, sous la plume de Judd Winick, en 2005 (tous deux disponibles chez nous sous les titres Silence et L’Énigme de Red Hood, toujours chez Urban Comics). La mort de Robin survient après trois années de publications où le Joker a littéralement pris un tournant radical.

En effet, dans les comics, aux États-Unis tout du moins, le Joker est devenu une entité résolument sombre, violente et menaçante. Pire qu’à l’accoutumée. Il y a donc eu, en 1989, Un Deuil dans la Famille mais les prémices de cette version extrêmement dérangeante sont apparus en 1986, dans The Dark Knight Returns de Frank Miller (Sin City, 300…). On y découvrait, dans un futur hypothétique, un Joker incapable de vivre, totalement dépressif, depuis la disparition (volontaire) de Batman. Le Clown retrouve goût à la vie uniquement lorsque le Chevalier Noir refait son apparition. C’est dans ce comic book, que Miller suggère (en premier) la mort de Robin par la main du Joker. L’artiste polémique récidivera quinze ans après dans The Dark Knight Strikes Again, une suite nettement inférieure, où il fera carrément de Dick Grayson… le Joker !

Un Joker au sommet de la folie

batman killing jokeAprès The Dark Knight Returns, qui deviendra culte et constituera un pilier du monde des comics, sort en 1988 Killing Joke, de Brian Bolland et Alan Moore (Watchmen, V pour Vendetta…). Le Joker est alors au sommet de sa folie : il kidnappe Gordon, l’humilie, tire sur sa fille Barbara (Batgirl), et est ainsi responsable de son handicap (elle deviendra Oracle en étant condamnée à rester sur un fauteuil roulant). Cette version extrêmement noire (et désormais reniée par Moore) sous-entend même que le Joker aurait violé la fille du commissaire… Une adaptation animée sort ce mois-ci (MàJ : le 3 août 2016). Dans la foulée, Grant Morrison écrit son formidable Arkham Asylum, publié en 1989, qui vient accroître l’aura maléfique du Joker. Les méandres et errances de Batman dans le célèbre asile, où il a peur de céder à sa propre folie face à un Joker plus survolté que jamais.

Le même auteur laisse entendre dans Batman #663, à travers des bribes de la thèse d’Harleen Quinzel, que le Joker n’a pas de personnalité propre ni d’ego mais plutôt des « super-personnalités ». Cette plongée au cœur de la folie dans Arkham Asylum inspirera le jeu vidéo éponyme qui sera mis en vente pile vingt ans après.Comics Batman 28 Joker Anthologie Dans cet autre média, le Clown du Crime occupe une place prépondérante. S’inspirant des comics précités et récupérant les doubleurs des dessins animés (Mark Hamill en VO, Pierre Hatet pour la VF), la saga Arkham sera un succès critique et public.

Il faut attendre 2005 pour lire une nouvelle version de la première apparition du Joker, soixante-cinq ans après sa naissance. Elle est intitulée L’Homme qui rit (The Man Who Laugh en version originale), nom qui évoque clairement l’œuvre de Victor Hugo et le film de 1928 (qui bénéficia, pour l’anecdote, d’un passable remake français fin 2012, avec Marc-André Grondin dans le rôle-titre). Dans cette histoire, Gordon et Batman alternent les monologues intérieurs (de la même façon que Batman : Année Un, par Miller) et son auteur, Ed Brubaker, distribue la carte de la folie en modernisant à peine son socle d’inspiration : l’énigmatique Joker annonce des morts à la télévision, celles-ci ont lieu aux heures dites, comme dans Batman #1 de 1940. Les deux sont à (re)lire dans l’indispensable Joker Anthologie, toujours chez Urban Comics.

« Il incarne la peur des clowns maléfiques »

« Le Joker touche des publics différents, à des degrés divers et pour des raisons diverses. Pour le public plus jeune, il incarne la peur des clowns maléfiques : leur côté étrange, leur maquillage…, souligne l’éditeur Yan Graf qui a travaillé sur cet ouvrage. Mais le Joker est aussi un symbole d’anarchie, poursuit-il. Les personnages de méchants charismatiques sont légion dans la culture populaire et ces dernières années, les assassins insensibles ou psychopathes ont remporté les faveurs du public. Ils produisent une sorte de fascination/répulsion et depuis longtemps, on sait que le spectateur ou le lecteur aime se placer dans les pas d’un meurtrier. Le Joker est l’un de ces personnages flamboyants qui vivent sans repère moral, il est celui qui rejette toutes les règles ou toutes les valeurs sur lesquelles on bâtit une société civilisée. De plus, il ridiculise les autorités, à commencer par Batman. C’est le fou de la cour du roi mélangé à un artiste de la mort. Sa complexité en fait un personnage aux multiples facettes. »

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C’est donc avec quatre œuvres cultes publiées entre 1986 et 89, The Dark Knight Returns, Killing Joke, Arkham Asylum et Un Deuil dans la Famille, que le lectorat des aventures de l’homme chauve-souris découvre non pas un nouveau visage ou une nouvelle version du Joker mais un stade jamais atteint auparavant en termes de danger. L’ennemi emblématique, qui avait déjà tué auparavant, devient un miroir menaçant. Il s’en prend directement à l’entourage de Batman. On découvre une psyché le voulant proche de l’homme chauve-souris, voire indispensable. Sans Batman, il n’existerait pas. Mais sans le Joker, Batman n’existerait-il sans doute pas non plus ? À cette interrogation, Tim Burton viendra ajouter son grain de sel, ou plutôt son grain de folie.

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La seconde salve qui fait grimper le Joker sur les hautes marches de la culture populaire (après cet enchaînement de comics noirs) est bien entendu l’interprétation magistrale de Jack Nicholson dans le film réalisé par Tim Burton en 1989 et sobrement intitulé Batman. Ce n’est pas la première fois que le Joker apparaît à l’écran : Cesar Romero le jouait, comme évoqué plus haut, dans la célèbre série débutée en 1966 avec Adam West, qui s’acheva deux années après, au bout de trois saisons suivi d’un film nanar devenu culte par la force des choses, principalement par son côté kitch. Le Joker était donc déjà connu d’une partie de la population (en plus des lecteurs réguliers des bandes dessinées, bien sûr, sans oublier les quelques produits dérivés de l’époque) mais il n’avait jamais été montré aussi sombre et menaçant, hors productions papiers.

C’est d’ailleurs avec le long-métrage de Burton que la « Batmania » va réellement commencer, surtout en France. Pour surfer sur le succès, le film bénéficiera évidemment d’une suite (Batman Returns/Le Défi — davantage dramatique et à l’esthétique gothique très soignée, avec un style plus Burtonien que jamais, qui a déplu aux producteurs) et surtout la création d’un nouveau et formidable dessin animé. Le Joker y est particulièrement mis en avant et doublement accessible (aux enfants et aux adultes). Les jeux vidéo et l’arrivée des comics en France favorisent une fois de plus le développement du personnage.

Jack Nicholson campe un Joker mythique

jack_nicholson_the_jokerJack Nicholson, 52 ans à la sortie du film, n’a plus rien à prouver en tant qu’acteur. Il a reçu un Oscar pour son rôle dans Vol au-dessus d’un nid de coucou en 1975 et surtout, il a déjà offert une incarnation de la folie pure dans le célèbre film de Stanley Kubrick sorti en 1980 : Shining. Le quinquagénaire vole la vedette au Chevalier Noir, fadement interprété par Michael Keaton. Grand succès critique et public, avec 400 millions de dollars de recettes, cette nouvelle mouture de Batman au cinéma, résolument plus sombre (en adéquation, donc, avec les comics de l’époque), dévoile au monde entier le génie du Joker. Si le film a vieilli par bien des aspects, la performance de Nicholson, son terrible visage et ses inoubliables costumes, font encore mouche.

Dans l’esprit des gens, le Joker EST Jack Nicholson. Il ne peut en être autrement. Un truand de base considéré comme fou, qui deviendra littéralement et physiquement le Joker après un jet de produit chimique reçu dans le visage, et évidemment sa célèbre chute dans une cuve d’acide, le tout causé par Batman lui-même. L’homme veut semer un certain chaos dans la ville, sans raison aucune. Il est plutôt « comique » avec des sautes d’humeur violentes, forcément. Il possède même une certaine élégance. Offense suprême : il a lui-même tué les parents de Bruce Wayne, lorsqu’il s’appelait Jack Napier et était âgé d’une vingtaine d’années (une « trahison » pour les fans des aventures sur papier puisqu’il a été maintes fois confirmé que Thomas et Martha Wayne succombent sous le feu de Joe Chill). C’est donc le (futur) Joker qui va créer Batman, avant que celui-ci ne contribue à la naissance du Joker. Ce dernier lance dans le film : « Je vous ai fait ! » Ce à quoi le célèbre justicier répond : « Tu m’as fait en premier. » L’existence de l’un va de pair avec l’autre, la boucle est bouclée.

Presque vingt ans plus tard, le regretté Heath Ledger personnifie le Clown du Crime dans une version se voulant très plausible, dans le second opus de la trilogie de Christopher Nolan. The Dark Knight, sorti en 2008, fait suite à Batman Begins dont la fin annonçait la venue à Gotham dudit Joker. Les fans hurlent et déchantent : personne d’autre que Nicholson ne peut jouer le Joker.

Mark Hamill (Luke Skywalker) est fan

image-14-pierre-hatetEntre-temps il y a eu l’excellente série animée de Bruce Timm et Paul Dini. Le Joker était doublé par Mark « Luke Skywalker » Hamill pour la version originale, un rôle qu’il a rempli dans bon nombre d’autres productions d’animations ou encore dans la célèbre saga de jeux vidéo Arkham (tout du moins, dans les trois du studio de Rocksteady : Arkham Asylum, Arkham City et Arkham Knight — en France c’est Pierre Hatet qui s’en est chargé sauf, comme le célèbre Jedi, pour Arkham Origins, où Stéphane Ronchewski, le doubleur de Heath Ledger a officié à sa place — dans chaque jeu le Joker est remarquablement mis en avant). Mark Hamill confiait : « Dans toute ma carrière, il est le personnage le plus stimulant, gratifiant et plaisant que j’ai eu à incarner. » En France, c’est donc la voix de Pierre Hatet qui s’impose en très peu de temps. Cet acteur de théâtre, connu pour être la voix française du Doc Brown de la trilogie Retour vers le Futur, juge « formidable ce qu’a fait Mark Hamill. Mais je ne m’en suis jamais inspiré et je l’ai peu écouté… »

Déclaration plus surprenante encore : « Je ne savais pas vraiment qui été le Joker quand j’ai commencé à le doubler. En revanche, je connaissais  »L’Homme qui rit » de Victor Hugo grâce au théâtre. C’est d’ailleurs grâce à mes performances de comédien sur scène que j’ai été choisi pour devenir la voix du Joker. » Une voix désormais indissociable du personnage dans l’imaginaire des petits et des grands. « Des enfants me reconnaissent et me demandent de faire un rire ou le célèbre ‘‘Mon Batounet’’ encore aujourd’hui,  confie Pierre Hatet dans sa résidence parisienne avec sourire. J’ai découvert le Joker sur papier il y a deux ans grâce à un ouvrage,  »Joker Anthologie ». Personne ne m’a guidé pour trouver LA voix et je n’ai pas non plus cherché à connaître le personnage dans les bandes dessinées. Quand j’aborde un doublage, je suis comme un acteur qui rentre dans un rôle. J’ai essayé de trouver une vérité dans le Joker, je l’ai ensuite imposée et tout s’est fait naturellement. »

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Le comédien n’a malheureusement pas été convié à doubler le Joker dans Suicide Squad (MàJ : c’est Paolo Domingo qui l’a fait) ni dans le dessin animé Killing Joke (MàJ : Marc Saez s’est attribué le rôle), tous deux sortant cet été. « Une pétition a circulé sur Internet (MàJ : à découvrir sur ce lien, et lire cet article —même s’il est approximatif par bien des aspects— pour mieux comprendre). On ne m’a pas appelé, j’attends que le téléphone sonne… J’ai bien conscience, en toute modestie bien sûr, d’avoir marqué plusieurs générations, alors je le redoublerai avec plaisir. Je suis très attaché au personnage. » Sur la folie du Joker, Pierre Hatet a son hypothèse : « À mon avis, il est intelligent et calculateur, c’est le Prince du Crime face au Prince de la Vertu. C’est un méchant jaloux. Par opposition à Batman, le Prince de la Justice, dont le Joker admire la pureté et l’honnêteté, le Clown deviendra le Prince du Mal. »

[Pierre Hatet, fière voix de la version française du Joker à son domicile © Thomas Suinot ]

Batman et le Joker, unis à jamais

Durant plusieurs décennies, du côté des comics, maints auteurs se sont interrogés  sur l’identité réelle du Joker. Pas son identité civile mais son vrai but, sa véritable interaction avec Batman. Pour certains artistes, il est tout simplement le double version maléfique de l’homme chauve-souris. L’un ne peut vivre sans l’autre. L’un est responsable du destin de l’autre. Ils sont le miroir d’une même personnalité, chacune correspondant à un extrême. Une vision particulièrement soulignée dans Killing Joke et dans le moins connu Batman : Secrets, de Sam Kieth.

    Batman Secrets Batman le deuil de la famille Batman 4 L'An Zero 1ere partie Batman Mascarade Endgame Fini de Jouer Tome 7

Plus récemment, c’est Scott Snyder qui évoquera cette confrontation quasi fraternelle, à travers les tomes 3 à 5 puis 7 de la série Batman (chez Urban Comics à nouveau). Soit dans Le Deuil de la Famille, L’An Zéro puis Mascarade. Entre 2011 et 2015, le scénariste a livré une version moderne du Joker tout en gardant l’esprit d’origine. En mai et juin 2016, à la fin de la série Justice League, juste avant que l’éditeur DC Comics n’opère un nouveau relaunch, nommé Rebirth (une opération visant à repartir de zéro dans ses séries), on a appris qu’il n’y avait pas un mais trois Jokers différents depuis que Batman est devenu le justicier de Gotham City…

Le Dark Knight profite donc de sa nouvelle série (tout juste publiée aux États-Unis et qui arrivera très certainement début 2017 en France) pour enquêter sur cette révélation, plutôt cohérente et très excitante. L’éditeur Yan Graf la trouve amusante car « elle valide le découpage choisi dans Joker Anthologie, qui mettait en valeur l’évolution du personnage à travers différentes phases, de maitre chanteur assassin à tueur en série en passant par braqueur de banque déluré ! ».

Heath Ledger fait taire les « haters »

the-dark-knight-the-joker-heath-ledger-batmanRetour en 2008 : la performance d’Heath Ledger vient à bout des haters. Christopher Nolan avait d’ailleurs prévenu avant la sortie du film : son Joker serait finalement très sérieux. On revient à l’inévitable question qui hante les fans : le Joker est-il un fou doué d’une intelligence sans faille, ou bien d’un génie intelligent avec « quelques » accès de folie, une folie passagère ? Feint-il d’être fou ? A-t-il une logique ? Le mystère demeure dans chaque œuvre qui le met en avant. Son identité ? Comme dans la plupart des livres, il la modifie selon son bon vouloir.

On note toutefois qu’ici, le Joker se maquille lui-même et que son sourire provient de cicatrices (causées par son père ou lui-même, nul ne sait), tandis que chez Tim Burton et dans la majorité des comics, la peau du Joker est définitivement blanche et ses cheveux verts (après la plongée dans l’acide). Ledger sera oscarisé à titre posthume, éclipsant totalement le travail de ses collègues. Dans The Dark Knight, le Joker se rapproche d’un anarchiste terroriste, trouvant en Batman un défi à sa hauteur. Il va lui prouver que le monde peut basculer dans la folie, dans le chaos, du jour au lendemain, qu’on abrite en chacun de nous un fou et que l’unique intérêt de la vie et de le laisser s’échapper… Ce « style » et le look de cette version du Joker sont repris par  Lee Bermejo (scénariste et dessinateur) dans sa bande dessinée au titre simpliste : Joker.

Coup de tonnerre en avril 2015 : la première photo du Joker version Jared Leto pour Suicide Squad est mise en ligne. L’annonce de la présence du talentueux acteur dans le célèbre rôle avait moins décontenancée qu’à l’époque de Ledger, chacun ayant retenu la leçon. En revanche, la photo dévoilant un Joker couvert de tatouages et avec des dents argentées fait immédiatement rager les éternels haters. Les premières vidéos atténueront un peu ces critiques. Faut-il rappeler que dans certains comics le Joker est tatoué (comme dans All Star Batman : le jeune prodige, de Jim Lee et Frank Miller) ? Il ne paraît pas non plus illogique qu’il se soit fait refaire une mâchoire que Batman lui a cassée de nombreuses fois ?

Jared Leto proposera quelque chose de différent

Cette troisième version cinématographique (quatrième en comptant le nanar de 1966) développe le même schéma que dans les comics : le Joker est à l’unisson de la folie. Et il existe plusieurs formes de folie, la différence d’approche entre Nicholson et Ledger en étant la plus belle preuve. Nul doute que Leto, sous l’égide de David Ayer (Fury) pour son escadron de la mort, apportera quelque chose de novateur, qui se retrouvera cristallisé dans l’esprit commun. On murmure déjà qu’il apparaîtra dans les autres productions cinématographiques de DC Comics : le film The Batman porté par Affleck et peut-être même dans Justice League, prévu pour fin 2017.

Le mythe se réinvente sans cesse, comme dans toutes les bonnes variations d’un même thème occulté pendant des décennies. « À ce stade, il est comme Jésus, estime Jared Leto. Une icône. Un mythe. Il s’agit de se montrer à la hauteur. » L’acteur a envoyé en cadeau un rat à Margot Robbie durant le tournage. Elle y joue sa muse : Harley Quinn. Autre offrande, pour Will Smith (Deadshot) : des préservatifs usagés… Une rumeur démentie par le principal intéressé un an après la sortie du film ; on évoque plutôt un magazine pornographique à la place. Moins trash mais irrévérencieux quand même. Jared Leto a sa façon bien à lui de déstabiliser ses partenaires hors écran ! « Au départ je suis retourné à la source et j’ai lu autant de comics que je le pouvais. Mais je devais dépasser cela. Car, à chaque nouvelle incarnation, le personnage s’est redéfini. À chaque fois, l’essence du Joker est là mais elle change. Après avoir compris cela, il fallait passer à la transformation physique, expliquait plus sérieusement, le chanteur de Thirty Seconds to Mars. C’était un honneur de me voir proposer un tel rôle. Le Joker est dans la culture populaire depuis plus de 75 ans. Je suis le dernier en date à l’interpréter, avec de glorieux prédécesseurs. Il fallait que je prenne des libertés, que j’expérimente des choses. Le réalisateur m’a autorisé à lâcher prise, ça n’a pas de prix ! »

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« Sans Batman, le crime n’est plus amusant ! », clame le Joker dans un épisode de la série d’animation, sous la plume de Paul Dini. Une citation qui ouvre l’excellent beau livre « Tout l’art du Joker » (encore et toujours chez Urban Comics). Un crime peut-il être amusant sans Batman ? Selon la série télé Gotham (Fox), oui. Une version brouillonne du Joker est apparue dans la deuxième saison, donc à l’époque où Batman n’existait pas (le feuilleton met en avant les débuts de Gordon à Gotham City). Un certain Jérôme a tout pour être le futur Joker (outre le look et d’autres éléments, il annonce ses morts à la télévision, comme dans le tout premier comic book) mais, sans en dévoiler trop, il ne participera finalement qu’à l’ébauche de celui-ci. « La création du Joker est une histoire beaucoup plus large et épique que ne le réalisent les gens. À mesure que la série avancera, ils verront comment une mythologie est née, comment une sorte de comportement culturel a été créé, menant au Joker lui-même. Jérôme est la graine de ce dernier », soutenait Bruno Heller, le showrunner de la série.

Le Joker se réinvente à sa façon, sensiblement différent à chaque nouvelle apparition artistique, sous une forme ou une autre. Son identité reste un mystère. Son but ultime est-t-il de répandre la folie ou de défier encore et toujours Batman ? C’est fou, après plus de trois quarts de siècle, on ne sait toujours pas vraiment qui il est mais il continue — et continuera — de fasciner un bon bout de temps. Pierre Hatet n’hésite pas à citer Victor Hugo : « L’Homme qui rit est un homme mutilé, on lui a mis au cœur un cloaque de colère et de douleur, et sur la face un masque de contentement. » On s’en contentera encore des années avec plaisir.

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cine-saga-14Cet article est initialement paru dans Ciné Saga #14, en août 2016 (pages 32 à 39).
Couverture ci-contre ainsi qu’un aperçu ci-dessous de la mise en page de l’ensemble de l’article, qui a été légèrement modifiée pour la version imprimée .

Quelques mises à jour ( « MàJ ») ont été ajoutées pour la reprise sur le site en novembre 2016.
Deux brefs ajouts ont également été rédigés en plus (la mention de la BD Joker et la dernière phrase de conclusion — que j’aimais beaucoup et qui avait été enlevé dans le magazine).
Les images et photos d’illustration ne sont pas forcément les mêmes pour avoir, ici, une plus belle unité visuelle.

Un petit encadré « À savoir » indiquait ceci : Thomas Suinot est le fondateur et unique rédacteur du site www.comicsbatman.fr. La plupart des livres mentionnés dans cet article sont chroniqués sur ce site.

Un « Top 10 des plus grands méchants des comics » était avant cet article (pages 16 à 21). Le Joker y avait la première place avec ce petit texte, de Raphaël Nouet : Que serait Batman sans le terrible Joker ? La principale arme du plus grand des méchants est son cerveau, contaminé par une folie par moments contagieuse. Lui ne rêve pas de gouverner la Terre ou d’anéantir l’univers, simplement – et c’est déjà beaucoup ! – de faire souffrir son prochain. Le Mal dans toute son horreur, dont la carrière est décortiquée dans les pages 32 à 39 […] suivi d’une nouvelle mention de mon nom et du site.

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(1) — J’ai également rédigé, pour ce même numéro, un article sur Star Wars : Rogue One ainsi qu’une interrogation sur le renouvellement, possible ou non, de la Science-Fiction au cinéma.

Depuis juillet 2016, j’écris régulièrement pour le magazine Ciné Saga et sa déclinaison orientée série (Séries Saga). Niveau comics, j’ai évoqué Walking Dead dans un numéro thématique à la célèbre série télé avec des zombies. Le reste est à découvrir sur mon site personnel, avec les titres de mes contributions pour chaque magazine avec parfois la lecture des articles.

Je suis extrêmement fier de cette étude de cas. C’est une très belle « récompense » que m’a offert le travail effectué sur ce site depuis bientôt cinq ans. Grâce à mes articles, j’ai pu en écrire un sur ma passion, publié dans un magazine édité à 30.000 exemplaires et disponible partout en France ! Même si j’ai déjà eu de nombreuses publications « papier » par le passé, je ne peux que me réjouir de celle-ci, qui a évidemment une forte importance.

Un très très grand merci à Pierre Hatet et Geneviève, ainsi qu’à Clémentine et Yan Graf d’Urban Comics. Disponibles, chaleureux et réactifs, nul doute que cet article n’aurait pas eu la même « qualité » sans eux. Merci à Raphaël sans qui rien n’aurait été possible, et à Franck pour sa relecture et ses corrections.

Une version plus allégée de cette étude a été publiée sur Le Huffington Post le 18 décembre 2016.

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