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Alan Moore présente DC Comics

Le génie d’Alan Moore n’est plus à prouver et aucun doute que les fans vont se ruer (à raison) sur cette compilation passionnante et inédite. Toutefois, si le lecteur espère lire et voir du Batman, il risque d’être assez déçu. Présentation et courte critique.

[Résumé de l’éditeur]
Acclamé comme l’un des scénaristes les plus influents de l’industrie des comics, Alan Moore a laissé une empreinte indélébile sur le genre, marquant l’ensemble de la pop culture au passage. De sa reprise de Swamp Thing à l’ouragan Watchmen, en passant par son mythique V pour Vendetta, l’auteur britannique a également proposé sa propre version des personnages phares de DC Comics. Batman, Superman, Green Lantern… tous se sont renouvelés sous sa plume, se sont vus réinventés. Ce recueil regroupe l’ensemble des épisodes qu’Alan Moore a scénarisés pour l’éditeur américain, et que des artistes incontournables de l’industrie ont illustrés, tels Dave Gibbons (Watchmen), Kevin O’Neill (La Ligue des Gentlemen Extraordinaires), Rick Vetich (Swamp Thing) ou encore Klaus Janson (Daredevil).

Cet article ne sera pas une critique de l’intégralité d’Alan Moore présente DC Comics mais uniquement une présentation de son sommaire et de l’unique segment consacré à Batman, ou plutôt au troisième Gueule d’Argile (Preston Payne). Tout d’abord, vous l’aurez compris avec les illustrations de couverture, le récit (en deux chapitres) Les derniers jours de Superman est inclus dans l’ouvrage. Curieusement, le célèbre Killing Joke ne l’est pas, lui… Pourtant il est cité dans les textes, s’étale sur peu de pages (moins de cinquante) et on peut voir Batman sur la couverture ainsi que (de nombreuses fois) sur la section des super-héros urbain.

La bande dessinée se divise en quatre sections consacrés à différents super-héros. Tous les récits ont été publiés entre 1985 et 1987.

L’HOMME DE DEMAIN (Superman) : Pour celui qui a déjà tout (Superman Annual #11), Aux frontières de la jungle (DC Comics Presents #85), Les derniers jours de Superman en deux parties (Superman #423 et Action Comics #583).
> Les fans de l’Homme d’acier seront donc conquis avec ces trois histoires (même si l’une était déjà connue et publiée), s’étalant au total sur plus de 100 pages.

AUX CONFINS DE L’ESPACE (Green Lantern, Omega Men, Phantom Stranger) : Mogo n’est pas sociable (Green Lantern #188), Tigres (Tales of the Green Lantern Annual #2), Dans la nuit noire (Tales of the Green Lantern Annual #3), Vies brèves (The Omega Men #26), Un monde d’hommes (The Omega Men #27), Pas à pas (Secret Origins #10).
> Contrairement à ce qu’on peut penser, ces six titres ne sont pas très longs et ne durent qu’une cinquantaine de pages au total (!). En effet, il s’agit principalement de back-ups ou épisodes spéciaux. Les trois autour de Green Lantern s’étalent sur moins de 30 pages, ceux des Omega Men uniquement 8 pages et celui sur Phantom Stranger une dizaine…

JUSTICIERS URBAINS (Green Arrow, Vigilante, Gueule d’Argile III) : La nuit des Olympiades en deux parties (Detective Comics #549-550), Fête des pères en deux parties (Vigilante #17-18), Noces d’argile (Batman Annual #11)
> Là aussi une précision s’impose concernant l’histoire sur Green Arrow parue dans Detective Comics (dont la couverture montre Batman et Bullock – induisant un peu erreur de prime abord). Il s’agit à nouveau de back-ups, donc le total dure une grosse douzaine de pages et Batman n’apparaît absolument pas dedans (le récit en lui même reste intéressant).  Vigilante est devenu « connu » par le public car il apparaît dans la chouette série TV Peacemaker. Noces d’argile est donc le seul épisode qui nous intéresse dans ce contexte de comics liés à Batman, sa critique est un petit plus bas.

CRÉPUSCULE (Twilight of the Superheroes) : il s’agit d’un texte de presque 50 pages présentant l’ambitieux projet d’Alan Moore d’un event post Crisis on Infinite Earths qui visait à la fois à conserver la continuité, séduire un nouveau lectorat, faire appel à l’entièreté des protagonistes de DC Comics (et même permettre de vendre des jeux de rôle voire jeux vidéo !). Il aurait été écrit en 1986 ou 1987 et dévoilé dans les années 1990 (probablement 1995) dans un fanzine. Son authenticité a été prouvé et confirmé par de nombreux auteurs de l’industrie. Crépuscule ne verra pas le jour suite au refus du responsable éditorial Dick Giordano, estimant le nombre de morts trop élevés. Un témoignage inédit et passionnant !

On l’a évoqué plusieurs fois, cet ouvrage ne contient, in fine, qu’un seul chapitre lié à Batman. Et encore… il est centré sur le troisième Gueule d’Argile (Preston Payne). En soi, ce n’est pas un problème mais on peut tiquer sur la mise en avant sur la couverture de Batman (et même Swamp Thing) alors qu’ils ne sont pas vraiment dans cette compilation. Par ailleurs, la section sur les justiciers urbains est illustrée sur une double page montrant quatre fois Batman (!), une fois Robin (qu’on ne verra pourtant jamais – dans cette section mais on le voit brièvement dans les récits sur Superman, accompagné de Batman), une fois le Vigilante, Green Arrow et Gordon. Exposer autant le Chevalier Noir alors qu’il n’apparaît que quelques cases en tant que personnage secondaire… On le redit, cela n’entache évidemment pas l’intérêt de cette précieuse compilation mais il ne faut surtout pas s’attendre à avoir du Batman (ni Killing Joke donc – lui aussi mis en avant avec son célèbre Joker dans une page d’illustration, cf. ci-dessus) !

Noces d’argile
Batman Annual #11 (juillet 1987)
Scénario : Alan Moore | Dessin & encrage : Georges Freeman | Couleur : Lovern Kindzierski
Dans un centre commercial, la nuit une étrange créature recherche un mannequin d’exposition de vêtements. Gueule d’Argile est amoureux de ce personnage factice et vit très mal son changement de places au rayon lingerie…

► Cet épisode est assez déstabilisant (dans le bon sens du terme). On voit en effet une « vraie » folie chez un être. Pas un simple meurtrier, vraiment quelqu’un qui imagine une romance avec un mannequin d’exposition. En étant dans sa psyché, on constate donc comment il voit « son monde ». Par ailleurs, on ne sait pas forcément si c’est bien Gueule d’Argile au début : il porte un costume de héros (ou vilain), une cape et sa tête (déformée) est sous une sorte de bulle ou sac plastique transparent. Un look atypique qui prend son sens quand Batman répond à Vicky Vale qu’il s’agit du troisième Gueule d’Argile, Preston Payne (peu exploité dans la mythologie de Batman). On ne le voit donc pas arborer le visage ou le corps d’autres personnes (comme Basile Karlo, le premier Gueule d’Argile), ses objectifs sont différents et sa folie bien définie. Les dessins de Freeman et la colorisation de Kindzieski apportent le charme rétro de l’époque avec une exécution parfaitement maîtrisée

[À propos]
Publié chez Urban Comics le 24 novembre 2023.
Contient : voir sommaire
Nombre de pages : 336 pages

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Doomsday Clock

Annoncée sporadiquement depuis 2016 (principalement dans DC Univers Rebirth #1 et Le Badge), la suite officieuse de Watchmen se déroule dans Doomsday Clock, œuvre qui rassemble donc l’univers de la bande dessinée culte d’Alan Moore et Dave Gibbons avec celui des super-héros de DC Comics. L’évènement tant attendu nécessite un certain bagage culturel qui a été récapitulé dans cet article (qui contient également à la fin une courte critique sans révélations de Doomsday Clock), même si la lecture seule en amont de Watchmen suffit amplement. Cette suite « inattendue » (terme choisie par l’éditeur) est écrite par Geoff Johns, architecte de certaines grandes lignes narratives de DC (incluant Flashpoint, point de départ des chamboulements dont Doomsday Clock se veut l’aboutissement) et dessinée par Gary Frank (Batman – Terre Un). Pari risqué, audacieux… que vaut cette maxi-série de douze chapitres ?

 

À gauche, l’édition normale sortie le 23 octobre 2020 (initialement prévue en juin 2020),
à droite, l’édition luxueuse limitée à 1.500 exemplaires (voir fin d’article), en vente à partir du 23 novembre 2020.

[Résumé de la quatrième de couverture]
1985, sur une autre Terre : afin de sauver son monde d’une apocalypse nucléaire, le justicier Ozymandias élabore une machination qui unit les peuples contre une menace extraterrestre fictive. 1992 : ce complot ayant été dévoilé, la révolte gronde et le monde se retrouve à nouveau au bord du chaos. Ozymandias n’a plus qu’une solution : retrouver le Docteur Manhattan, surhomme aux pouvoirs quasi divins qui a quitté la Terre des années auparavant, et peut-être même l’Univers.

[Résumé de l’éditeur sur son site]
Il y a trente ans, sur une Terre où le cours de l’Histoire a évolué de manière bien différente, un justicier milliardaire nommé Ozymandias a tenté de sauver l’humanité d’une guerre nucléaire imminente en concevant une machination effroyable… et réussit. Mais, ses plans ayant été révélés, ce dernier dut prendre la fuite et tente à présent de retrouver le seul être capable de restaurer un équilibre sur sa planète : le Dr Manhattan, surhomme omnipotent. Un seul problème s’offre à lui : le Dr Manhattan a quitté sa dimension pour visiter celle de la Ligue de Justice et interférer avec le cours des événements, manipulant à leur insu les héros de cet univers. Mais pour Ozymandias, ce défi n’est qu’un obstacle de plus dans sa quête d’une paix éternelle pour son monde et ses habitants : résolu, il décide de franchir la barrière entre les dimensions quitte à y affronter ces méta-humains.

[Début de l’histoire]
En 1992, aux États-Unis (dans l’univers de Watchmen), le peuple se révolte, la violence fait rage dans les villes. La supercherie de l’homme le plus intelligent du monde Adrien Veidt a été révélée : ce philanthrope homme d’affaires, connu sous le costume d’Ozymandias, avait imaginé un stratagème visant à instaurer la paix dans le monde au prix de lourds sacrifices humains. Il est accusé du meurtre de trois millions de personnes. Traqué, l’homme le plus recherché du monde n’a plus qu’une idée en tête pour « sauver » une fois de plus sa Terre : retrouver le Dr. Manhattan et lui demander de l’aide.

Pour cela, Veidt s’allie à une mystérieuse personne qui a revêtu la cagoule de Rorschach et utilise les mêmes gimmicks que l’ancien « justicier », assassiné par Manhattan quelques années plus tôt. Ce nouveau Rorschach délivre la Marionnette, une jeune femme qui aurait un lien avec le Dr. Manhattan et pourrait s’avérer utile. La Marionnette est en couple avec le Mime, tous deux sont des criminels arrêtés par Manhattan lors d’un braquage de banque.

Une fois réunie, la petite équipe s’enfuit dans l’univers de DC Rebirth à Gotham City, elle aussi en proie aux émeutes. Batman n’y est plus apprécié et, d’une manière générale, une certaine défiance envers les super-héros plane sur la Terre à cause de « la théorie des Supermen », stipulant que le gouvernement des États-Unis conçoit dans l’ombre ses propres justiciers. Cela expliquerait pourquoi 97% des « méta-humains » sont issus du territoire américain. Une affirmation qui cristallise les tensions à échelle internationale. Ainsi, Black Adam promet refuge au Kahndaq à tous les super-héros qui le désirent et la Russie est (presque) en Guerre Froide face aux USA comme ce fut le cas auparavant.

Pour mener à bien leur mission, Ozymandias et Rorschach doivent trouver les deux êtres humains les plus intelligents de cette Terre : Lex Luthor et Bruce Wayne. De son côté, Clark Kent fait plusieurs cauchemars intrigants et il semblerait que le Comédien (le vrai) soit de retour ! Où est le Dr. Manhattan ? Que fait-il ?

[Critique]
La lecture est longue, le récit est dense. La critique n’est pas aisée, elle sera déstructurée et un brin académique, un peu comme l’œuvre.

On martèle le même rappel avant tout : Doomsday Clock est la suite (« inattendue » selon le terme de l’éditeur) de Watchmen, il faut donc connaître ce dernier avant tout, c’est une évidence. Idéalement, il faut avoir lu Flashpoint, DC Univers Rebirth #1 et Le Badge cf. ce récapitulatif — qui contient une brève critique de Doomsday Clock sans aucune révélation car il y en aura un peu dans le texte ici qui va suivre — mais ce n’est, in fine, pas si obligatoire que cela.

Catégorisons dans un premier temps ce qu’il faut aborder : les personnages (identité, empathie, évolution…), le scénario, la contextualisation et connexions entre les titres, le piège de l’attente et des effets d’annonce des dernières années, la qualité graphique et les conséquences.

Une foule de protagonistes gravite dans Doomsday Clock. D’un côté les anti-héros de Watchmen, d’un autre les super-héros et antagonistes de DC Comics. Entre les deux, de nouveaux personnages créés pour l’occasion et de curieuses mises en avant de figures peu connues du « grand public » issus des deux univers. De Watchmen, nous retrouvons bien entendu Ozymandias (Adrien Veidt) et le Dr. Manhattan (Jon Osterman). Le Hibou (Daniel Dreiberg) et le second Spectre Soyeux (Laurie Juspeczyk) sont absents (ce qui est rapidement justifié), à l’exception de rarissimes cases en caméo (avec un réel intérêt pour le déroulement de l’histoire). Contre toute attente Rorschach est de retour ! Mais il ne s’agit pas, bien entendu, de Walter Kovacs, bel et bien mort dans Watchmen. Ce Rorschach a d’ailleurs la peau noire, on le sait dès le départ, quelques cases après son apparition — permettant ainsi de « casser » tout espoir quant à un retour du « vrai » Rorschach.

Sa véritable identité est dévoilée peu après, connectée à un personnage assez secondaire (mais peu oubliable) de Watchmen. Il y a une certaine logique dans cette succession plutôt habile (ce Rorschach est tout aussi tourmenté que le premier, s’exprime d’une façon similaire, est lui aussi violent même si moins que le précédent). C’est l’une des rares nouvelles têtes plutôt réussies et attachantes de Doomsday Clock. Le Comédien (Edward Blake) est lui aussi de retour… mais il s’agit du vrai cette fois ! La raison est « plausible » par rapport à ce qu’on découvre au fil de l’aventure (sans surprise : le multivers et, ici, le « metavers », rien que ça… — on y reviendra). Mais en ce cas, pourquoi n’avoir pas fait revenir le vrai Rorschach ?! Dommage…

Ozymandias et Manhattan sont deux êtres complexes et particulièrement difficiles à écrire. Ici, Geoff Johns jongle maladroitement entre héritage d’Alan Moore à préserver et (légère) émancipation à proposer. L’être divin bleuté est bien retranscrit, on retrouve aisément sa froideur et son détachement (partiel ?) de l’humanité, ses paradoxes aussi. En cela, il est agréable de voir cette prolongation officieuse ou officielle (on ne sait pas trop) de l’œuvre culte publiée en 1986-87, qui n’a évidemment rien à voir avec l’excellente série télévisée du même nom qui se veut également suite de Watchmen (voir aparté en fin d’article). Manhattan est donc (globalement) une réussite mais on émet des réserves sur son face à face, inéluctable et annoncé très tôt, à Superman, manquant cruellement d’une dimension épique.

Quant à Adrien Veidt, s’il reste fidèle dans les grandes lignes à ses objectifs (la paix universelle quitte à verser énormément de sang) et redouble d’intelligence pour manipuler tout le monde, on se surprend à découvrir un homme moins posé, presque « sadique », parfois ridicule même, dans un « ego-trip » qui ne sied pas vraiment aux souvenirs du justicier le plus intelligent et fortuné de Watchmen. Difficile de « l’apprécier » pleinement tant il navigue entre figure familière captivante et curieusement repoussante car on ne le reconnaît pas spécialement dans sa façon d’être… Les apparitions du Comédien sont, elles, assez fidèles au nihiliste tête brûlée de Watchmen mais, hélas, il n’est caractérisé que par cela avec un traitement narratif assez pauvre. Comme évoqué, c’est aussi son retour improbable et un peu « facile / tiré par les cheveux » qui gâche sa présence, sans compter — hélas ! — son peu d’intérêt dans l’intrigue générale. Dommage (bis)…

Sur quatre figures iconiques, l’auteur Geoff Johns n’en retranscrit qu’une avec assurance et réussite (Manhattan), se loupe plus ou moins dans deux autres (Ozymandias et surtout le Comédien) et propose une relève inédite et intéressante du dernier (Rorschach), plutôt appréciable.

Mais Geoff Johns consacre beaucoup trop de temps à ses nouvelles créations fictives conçues en complément dans l’univers de Watchmen, à commencer par la Marionnette. Une « vilaine » un peu folle, costumée, qui tue avec du fil (forcément), façon corde à piano, qui tranche tout (même des armes !). Son compagnon, le Mime, se résume à son patronyme également (avec un étrange pouvoir inexplicable et relevant du registre fantastique, chose inédite dans le monde des Gardiens — une incohérence ?). Tous deux forment un couple qui a une certaine importance, voire une obligation, dans l’exécution de l’histoire : Manhattan devait tuer la Marionnette à un moment, il ne l’a pas fait car elle était enceinte (en vrai c’est parce qu’il a vu l’avenir du futur bébé qu’elle portait qu’il a épargné la criminelle).

Et donc ? Et donc quand Ozymandias cherche à retrouver Manhattan, il s’allie au nouveau Rorschach et à ce couple fantasque (Le Mime et la Marionnette) en espérant que le Docteur « reconnaîtra » la jeune femme et engagera la conversation… Un peu faible. La Marionnette, Erika Manson de son vrai nom, est trop proche de Harley Quinn, ne serait-ce que par son look et sa façon d’être, mi-déjantée, mi-accrochée à son compagnon. Incompréhensible d’avoir croqué une antagoniste féminine ainsi  alors qu’il y avait carte blanche totale… C’était peut-être volontaire, pour éventuellement montrer « une version alternative » de Harleen Quinzel dans l’univers de Watchmen mais ça semble peu probable (sinon autant la nommer Harley). Ça manque atrocement d’innovation sur ce point.

Autre nouveauté (sur laquelle Johns perd aussi beaucoup de temps) : Carver Colman. Un acteur retrouvé mort et dont un film en particulier trouve une résonnance singulière chez plusieurs êtres. Là aussi on a du mal à s’attacher à l’individu dont on ne comprend la portée que bien trop tardivement (on en reparle dans un paragraphe juste après).  Plus ou moins en retrait aussi, on croise deux personnes énigmatiques qui étaient déjà présentes dans DC Univers Rebirth #1 et Le Badge : le vieil homme fou, alias Johnny Thunderbolt, et une jeune femme mystérieuse elle aussi folle (enfermée à Arkham), nommée Jane Doe dans un premier temps. Leurs identités respectives sont bien sûr découvertes au fil des chapitres. Rien d’exceptionnel malheureusement et une importance plutôt limitée (« tout ça pour ça ? »), même s’il est agréable de comprendre pourquoi ils étaient montrés autant en amont, cela prouve que leur utilité fut anticipée relativement tôt.

Côté DC Comics, plusieurs noms prestigieux parsèment l’ouvrage, principalement dans sa seconde moitié (la première, un peu trop lente, était plutôt concentrée sur les personnages de Watchmen et ses nouveaux venus, à l’exception notable de Batman). En complément du Chevalier Noir donc, on croise Lex Luthor, Lois Lane, Black Adam, Firestorm, Alfred Pennyworth et bien sûr Superman. Cette courte sélection est celle qui est la plus mise en avant dans Doomsday Clock. On y ajoute volontiers le Joker, pratiquement au coeur d’un chapitre en entier (dont la couverture est celle choisie par l’éditeur français pour sa version commercialisée — sublime certes, mais loin d’être représentative du titre).

L’ensemble des personnages DC Comics apparaît à peu près au complet mais de façon très éphémère. La galerie d’ennemis de Batman (incluant un Sphinx/Riddler calqué de la version série des années 1960 et même la Cour des Hiboux le temps d’une case), Wonder Woman (hélas quasiment absente) et quelques Green Lantern sortent un tout petit peu du lot à un moment… tous les autres sont presque relayés à de la figuration, se contentant d’une séquence primordiale et appréciable mais aucun héros ou antagoniste de cette longue liste ne bénéficie d’une grande émergence. Il était de toute façon impossible d’obtenir un équilibre idéal entre les apparitions de chacun, il fallait choisir dès le début qui serait essentiel à la narration (et sur ce point c’est plutôt impeccable à de rares exceptions près : Wonder Woman, Cyborg et Flash auraient mérités une plus grosse présence, indéniablement, surtout le bolide écarlate par qui tout à commencer d’une certaine façon).

Ces décisions sont néanmoins assez logiques : en débarquant dans l’Univers DC Rebirth (à Gotham forcément), Ozymandias, « Rorschach », la Marionnette et le Mime doivent trouver les deux personnes les plus intelligentes qui les aideront à localiser Manhattan, c’est à dire Bruce Wayne et Lex Luthor. Adrien Veidt se charge de Luthor et Rorschach de Batman, une évidence qui débouche sur de savoureux échanges. Quant au Clown du crime, il propose une parenthèse épique (et sanglante), accompagné de la Marionnette (sans surprise… avec une mention à Harley Quinn évidemment) et un duel inattendu face au Comédien. Là aussi les rencontres sont à la fois cohérentes et appréciable (qui a dit fan service ?). Mais clairement, on est davantage dans une suite de Watchmen qu’une histoire plus prononcée dédiée icônes de DC Comics (à l’exception de Superman comme on le verra), d’où, in fine et rétroactivement, la possibilité de n’avoir en tête que Watchmen et pas forcément DC Rebirth Univers #1 et Le Badge. Difficile d’exploiter tout le monde et c’est là aussi un peu triste. Heureusement, Lois et Alfred sont davantage que simples coéquipiers de l’homme d’acier et l’homme chauve-souris, ils ont une utilité au bon déroulement de la narration. Black Adam et Firestorm sont, eux, au centre d’une intrigue davantage politisée et palpitante.

Ce qui permet d’enchaîner sur le scénario en tant que tel. Plusieurs récits se croisent dans Doomsday Clock, l’ensemble est complexe, dense. D’un côté (pour l’univers de Watchmen) la recherche du Dr. Manhattan, la quête (insoluble) d’une paix, les remords de Veidt, l’émancipation du nouveau Rorchach, le mystère entourant la Marionnette… d’un autre (pour DC) les tensions accrues et un contexte géopolitique très intéressant (un des points forts du titre). En toile de fond entre les deux : un acteur assassiné, son parcours, ses films dont un polar en noir et blanc qui tourne partout. Cela rappelle bien sûr l’histoire de pirates présente dans Watchmen, à travers la lecture d’un comic-book par un personnage tertiaire et les propres pages de la bande dessinée fictive insérée dans l’ouvrage.

Ici ce sont des extraits du long-métrage qui sont croqués, sans portée métaphorique (comme pouvait l’être celui du corsaire en son temps) mais avec une énigme (le meurtre de cet « autre » comédien, Carver Colman donc — présenté un peu plus haut) et son rôle majeur par rapport à Manhattan, dévoilé tardivement. Cette partie est beaucoup trop longue par rapport à son unique intérêt : une sorte d’ancre temporelle pour le Docteur, comme l’est le clone bébé de Bubastis (trop mignon) pour Ozymandias, une boussole de repères et là aussi un rôle décisif en fin d’intrigue — car oui, Bubastis aussi est de retour !

Les connexions entre ces trois fils narratifs apparaissent au long des douze chapitres avec une certaine fluidité appréciable, rien à redire là-dessus. En comparant avec Watchmen, il est évident que l’ensemble reste néanmoins beaucoup moins prononcé politiquement parlant. Ici, c’est « la théorie des Supermen » qui fait office d’enjeu mondial crucial. 97% des super-héros proviennent en effet des États-Unis, certains accusent le gouvernement d’avoir volontairement créé ces êtres aux pouvoirs exceptionnels (appelés « méta-humains ») afin d’asseoir la domination du pays. Ces informations sont d’abord éparpillées dans des documents intercalés entre les chapitres (de la même manière que dans Watchmen), eux-mêmes séparés par l’emblématique horloge de l’apocalypse (appelée « Doomsday Clock » en anglais) et le sang qui s’y verse lentement mais sûrement plus elle se rapproche de minuit (mais c’est le logo de Superman qui est à la place du douze, cf. image en haut de cet article).

Black Adam offre un refuge dans son pays, le Kahndaq, à tous les super-héros qui le souhaitent. Ce qui exacerbe les tensions entre les continents et les états, à commencer par la Russie, dominée par Poutine (visible plusieurs fois) et sa propre équipe de justiciers. Pas de prise de risque non plus, on reste sur un contexte de Guerre Froide modernisée alors qu’il y avait tant à faire avec Donald Trump et les dérives extrémistes politiques/religieuses actuelles. C’est là que Firestorm entre en place, dans une situation qu’on ne révèlera pas, assez évidente et convenue mais parfaite pour amorcer la dernière ligne droite de l’œuvre.

C’est dans celle-ci que converge tout ce qu’on a lu auparavant et qui lance un festival de plaisir (les pièces du puzzle s’assemblent), de couleurs (le superbe neuvième chapitre), de justiciers en costume et de lieux atypiques (le désert de Mars, les manifestations violentes à Gotham City…). Surtout, c’est le point d’orgue où Superman rencontre enfin Manhattan (ce n’est pas une surprise). Le kryptonien était intervenu plus tôt, fidèle à ses convictions, humaniste avant tout, tiraillé aussi par une situation qui le dépasse aussi probablement. Doomsday Clock propose dans sa première moitié de prendre son temps pour découvrir ses nouveaux protagonistes issus de Watchmen (on retrouve d’ailleurs un tout petit peu la construction d’un personnage central par chapitre le temps de deux à trois épisodes mais ça ne fonctionne pas). C’est dans sa seconde moitié que l’auteur propulse davantage les figures de DC Comics, un peu tardivement mais avec grande efficacité. A partir de là, il n’y a d’ailleurs quasiment plus aucun temps mort. Le rythme est remarquable.

Alors, est-ce que Doomsday Clock est un incontournable ? Oui ! Et non… Incontournable car intelligent dans son propos, fourmillant de bonnes idées (et d’intentions, surtout), innovant plus ou moins un modèle vu et revu (le multivers). Il se veut être une des fameuses « crisis » de l’éditeur aux deux lettres mais il n’en sera (probablement) rien. Il n’y a pas vraiment de conséquences majeures, il est même quasiment certain que l’histoire sera citée de temps en temps dans de futurs récits mais sans connexions importantes (il y a apparemment une résonance dans Death Metal et dans le projet Generations (cité dans le comic d’ailleurs) mais celui-ci a été annulé depuis…).

« Blockbuster » hybride dans le médium (lecture exigeante pour un public « de niche »), Doomsday Clock est une déclaration d’amour sincère envers son œuvre aînée. Et c’est ici que ça pose problème : en tant que suite de Watchmen, le scénario de Geoff Johns n’est guère éloquent et n’atteint pas la maestria d’Alan Moore (sans parler du traitement de « ses » protagonistes assez faible, à l’exception de Manhattan). Ce n’est donc pas sous ce prisme qu’il faut aborder cette fiction mais, comme le résume brillamment l’éditeur en avant-propos, comme la rencontre entre un univers cynique, sans rêves et espoir (celui de Watchmen donc) et le (monde) « merveilleux » des super-héros de DC, moins réaliste, plus lumineux. En cela, l’œuvre imparfaite qu’est Doomsday Clock est globalement réussite. Impossible de nier la qualité d’écriture, le rythme fluide, le récit fleuve passionnant — les presque 450 pages se lisent bien, en trois ou quatre fois le temps de bien digérer les informations — et, surtout, l’harmonieuse perfection graphique de l’ensemble. Meilleure qualité du comic.

Gary Frank succède à Dave Gibbons, copiant avec talent aussi bien ses découpages (le fameux gaufrier en neuf cases) que ses protagonistes (Manhattan, Rorschach, le Comédien et Ozymandias sont d’une folle fidélité visuelle). Peut-être un peu moins inspiré pour quelques super-héros de DC (Batman en tête), il magnifie en revanche la figure de Superman, calqué sur l’acteur Christopher Reeves qui incarnait l’homme d’acier dans les films initiés par Richard Donner (le premier est sorti en 1976) dont un certain Geoff Johns fut l’assistant des années plus tard sur un autre long-métrage (Complots, 1996). La colorisation de Brad Anderson n’est pas en reste, sublimant les alternances nocturnes et diurnes, les intérieurs et extérieurs, les planètes et visages… Plus moderne et éloignée que celle de John Higgins, cette partie chromatique est propre à l’ADN de Doomsday Clock tout comme elle le fut pour Watchmen à l’époque. C’est une véritable claque graphique, indéniablement, très respectueuse de l’œuvre-mère, incontestablement. Rien que pour ça, ça vaut absolument le détour.

Et s’il ne plaira peut-être pas aux fans acharnés de Watchmen, qui crieront à la trahison, il séduira probablement les moins exigeants, avides de cette fusion insolite entre deux univers mythiques. Un enrichissement singulier, qui s’attarde trop sur des choses futiles et mériterait une exploration sur des éléments parfois survolés. Des situations inédites jouissives et d’autres qui n’ont malheureusement pas eu lieu (cette sensation pénible d’effleurements sur des scènes ou protagonistes qui ne demandent qu’à être détaillées !). Si le titre perd parfois en intensité dramatique ou dimension épique, il reste une lecture passionnante et probablement quelque chose d’inhabituel dans le milieu, une portée rarissime mais qui ne révolutionnera pas l’industrie (en avait-il l’intention ?).

Il faut dire qu’il y a probablement des déceptions liées à l’attente doublement interminable (la publication initiale s’est étalée durant 49 mois de 2017 à 2019) depuis les prémices de ce « Watchmen 2 » (remontant à mai 2016) éparpillés par Geoff Johns à droite à gauche (et qui, rétroactivement, semblent moins percutants qu’à l’époque — Le Badge en tête, même si les deux partagent un aspect sanglant bienvenu dans des comics aux combats souvent trop « lisses »). Manhattan œuvrait dans l’ombre (tuait plutôt) sans qu’on sache pourquoi, cela était nommé « le mystère de DC Rebirth » (à nouveau affiché en quatrième de couverture ici). Pétard mouillé ? Plus ou moins… Doomsday Clock revient à peine sur ces anciens évènements et, surtout, sont finalement peu explicités rationnellement. La création de la période New 52 (Renaissance) résultait donc du Dr. Manhattan ? Encore et toujours le fameux « multivers »… transformé en « metavers », à moitié convaincant… Pourquoi l’être déifié a tué Metron (à la fin de la série Justice League dans La Guerre de Darkseid) ? Pourquoi a-t-il exterminer Pandora (dans DC Rebirth Univers #1) ? Quid de Flash (Flashpoint), de Wally West (Le Badge) ? Pourquoi le fameux badge du Comédien dans la Bat-Cave ? Toutes ses (anciennes) interrogations ne prennent pas réellement sens ici.

Batman à Ozymandias :
Qu’est-ce que vous recherchez dans mon monde ?
La paix, mais il semble que vous soyez également à court de stock.

Personne n’avait osé s’attaquer à une extension de l’œuvre culte d’Alan Moore durant des années. Il aura fallu une (excellente) adaptation au cinéma (clivante par sa fin chez les puristes) réalisée par Zack Snyder (2009) un peu plus de vingt ans après la première publication du livre — primé par le prestigieux prix littéraire Hugo attribué pour la première fois à une bande dessinée (ou « roman graphique » pour faire plus intelligent) —, avant d’entamer le premier « sacrilège » en 2012 : Before Watchmen. Alternant pépites (Minutemen en tête, suivi de près par Dr. Manhattan et Ozymandias) et navets (Rorschach, le Comédien…), ces comics se déroulant avant Watchmen ont posé une première pierre (inéluctable ?) pour explorer ce qui était jusque là considéré comme intouchable (cf. l’autre site de l’auteur de ces lignes sur le sujet).

Quand Geoff Johns tease la rencontre improbable, impensable, inimaginable entre les deux univers, entre les deux surhommes, les fans les plus assidus nourrissent forcément leurs fantasmes (un peu comme pour Batman – Three Jokers, dont on reparlera bientôt). Fruit d’une attente grandissante, Doomsday Clock ne répondra pas à toutes les promesses plus ou moins engagées auparavant mais il a le mérite d’avoir une proposition sincère et d’offrir au lecteur une œuvre « presque » indépendante, à chacun d’y voir si on la considère comme canonique ou non, comme partie intégrante de la mythologie de DC ou non — un cloisonnement qui fait à la fois sa force (le titre est limite intrinsèque) et sa faiblesse (sans Watchmen il n’existe pas et il ne se classe pas spécialement précisément dans la chronologie de DC). La fiction regorge de clins d’œil aux publications du siècle dernier de l’éditeur et mentionne de vieux noms probablement oubliés par beaucoup, ce qui ravira une frange du lectorat (ou pas).

Les plus récalcitrants préfèreront se tourner vers la série télévisée du même titre écrite par Damon Lindeloff, reprenant très intelligemment les sujets du comic-book (et non de son adaptation au cinéma, qui s’en écartait sur la fin) et mêlant habilement de nouveaux protagonistes et enjeux sociétaux — on la recommande grandement ! Doomsday Clock loupe ses moments les plus épiques (dont la fin) et se veut bien trop sage par certains aspects, mais c’est appréciable de (re)mettre un peu d’humanité dans une histoire très austère (là aussi on note une similitude avec Three Jokers, écrit également par Geoff Johns). C’est une évidence : en faisant affronter (idéologiquement surtout, physiquement un peu) l’être qui incarne l’espoir et l’altruisme face à celui qui s’est détaché de l’humanité, la dimension politique s’efface pour devenir poétique. Au risque de déplaire (fortement) et d’être segementant. Peut-être que Doomsday Clock n’est plus à voir comme un ambitieux projet titanesque mais avant tout comme une « simple » lettre d’amour à Superman ? L’homme d’acier, le surhomme, le demi-Dieu, le premier super-héros américain, le premier de DC Comics, celui qui a changé le monde. Les fans du kryptonien y trouveront donc leur compte, assurément.

Un point sur l’édition d’Urban Comics. Si dans l’ensemble il n’y a rien à redire sur l’objet en lui-même et la traduction (immense bravo à Edmond Tourriol pour ce travail — vache de valdingue !), on peut être surpris par plusieurs points. L’utilisation de papier glacé confère un ensemble moins épais que Watchmen alors qu’ils ont presque le même nombre de pages (448 pour Doomsday Clock et 464 pour Watchmen). Doomsday Clock a presque un centimètre de moins que son aîné sur le dos du livre, soit une réduction d’un quart. Bizarre mais absolument pas grave. Plus étonnant : l’absence d’un bandeau rouge commerciale qui annoncerait que le titre est la suite de Watchmen et permettrait une vente probablement plus élevée ! Là aussi, rien de problématique en soi. La couverture choisie est d’ailleurs très vendeuse, c’est indéniable, superbe également mais, comme déjà dit, elle ne reflète pas vraiment l’œuvre (notre préférence pour celles tout en bas de l’article).

On est un peu plus sévère sur l’absence de contextualisation en avant-propos… Il y a bien sûr un texte (très bon au demeurant) mais quand on connaît les habitudes de l’éditeur, il est surprenant de ne pas avoir eu plusieurs doubles pages détaillant les anciens comics liés à Doomsday Clock, une galerie de biographies des protagonistes et ainsi de suite. Au rayon des coquilles, on a relevé la plus marquante : l’absence du chiffre romain III au troisième chapitre (cela a été signalé à l’éditeur). Les couvertures variantes referment l’ouvrage accessible pour 35€. Comme pour Batman – Curse of the White Knight, Urban Comic propose le 20 novembre 2020 une édition agrandie, luxueuse, numérotée et limitée à 1.500 exemplaires pour… 69€ tout de même.

Aux États-Unis, l’intégrale de la série a été publiée avec la couverture du douzième chapitre, soit celle choisie pour la version limitée en France.
La série est également sortie en deux volumes (six épisodes chacun) avec une couverture inédite par tome.

Une parenthèse cordiale et fraternelle pour quelques autres sites de comics qui ont parlé du titre qui mérite clairement une pluralité d’avis (celle-ci sera actualisée en fonction des mises à jour), même si on ne partage pas la même opinion bien sûr. On commence avec la critique de DC Planet, dithyrambique, pas trop longue et joliment rédigée. Ensuite, ce n’est pas une critique mais plutôt une chronique (subjective) sur ComicsBlog.fr avec, cette fois, un avis nettement plus tranché et négatif et, surtout, un angle basé sur le contexte de publication (« impossible de dissocier Doomsday Clock de ses impératifs éditoriaux« ). De quoi réjouir le lecteur qui hésiterait à sauter le pas avec trois retours bien argumentés : un très élogieux (DC Planet), un nettement péjoratif (ComicsBlog) et un plus mesuré (celui de ce site donc).

Pour conclure, on remet le premier jet « à chaud et sans révélations » de la première critique (rédigée pour cet article récapitulatif), qui condense tout ce que l’on vient de détailler en essayant d’évoquer les points forts et faibles du titre inégal par bien des aspects. « Aboutissement de longue haleine, rencontre extraordinaire de l’univers de Watchmen et des (nombreux) personnages de DC Comics au sens large (justiciers et antagonistes), Doomsday Clock séduit et déçoit (forcément) à la fois. Œuvre importante, dense et (inutilement) complexe, le livre ne marquera pas autant l’industrie qu’une des nombreuses « crisis » de l’éditeur même s’il tend à s’y prétendre fièrement (à raison). D’une qualité graphique exceptionnelle sous les traits de Gary Frank, l’héritage de Dave Gibbons est préservé, la pastille « nostalgique » en moins au niveau de la colorisation notamment (de Brad Anderson, qui excelle dans son style, un peu éloigné de celle de John Higgins en son temps). On émet quelques réserves sur le scénario et, in fine, la succession d’Alan Moore tant Geoff Johns rate des évidences mais réussit d’autres éléments, tout en soignant son ensemble, remarquable de cohérence (même s’il faut accepter quelques ficelles narratives grossières). C’est l’avant-propos de l’éditeur qui résume le mieux Doomsday Clock : le cynisme et les désillusions issus de Watchmen ont rendez-vous avec le (monde) merveilleux des super-héros. En ce point, la bande dessinée est immanquable pour les fans des deux univers. »

[À propos]
Publié chez Urban Comics le 23 octobre 2020 (initialement prévu en juin 2020).

Scénario : Geoff Johns
Dessin : Gary Frank
Couleur : Brad Anderson
Traduction : Edmond Tourriol (Studio Makma)
Lettrage : Moscow Eye

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Watchmen

Ci-dessous, les couvertures du premier et neuvième chapitre, nettement plus représentatives de l’œuvre (que celle du combat entre le Joker et Rorschach malgré sa qualité intrinsèque et puissance graphique indéniable) et qui auraient (peut-être ?) été plus appropriées pour illustrer la version française…

Ce qui aurait pu donner ça 😀

Étude de cas : Le Joker

Suite à mon interview dans le magazine Ciné Saga en début d’année 2016, leur rédaction m’a demandé d’écrire une étude de cas sur le Joker pour leur quatorzième numéro (1), sorti en août 2016. L’article devait s’étaler sur quatre pages avant de s’étendre à huit, tant il y a de choses à raconter. Retour sur la création du Clown du Crime, son évolution à travers les comics et son essor dans la culture populaire, grâce au cinéma, aux dessins animés et aux jeux vidéo. Avec des interviews de Yan Graf, éditeur chez Urban Comics, et Pierre Hatet, mémorable doubleur du Joker sur plusieurs supports artistiques.
(Rédigé en juin 2016, donc avant la sortie du film Suicide Squad. ///// Cliquez sur les couvertures pour accéder aux critiques.)

Joker Heath Ledger The Dark Knight

Qui rira le dernier ?

Des bandes dessinées américaines aux films en passant par les jeux vidéo et les séries d’animation, le Joker est partout, tout le temps. Il fascine, autant que Batman, depuis trois quarts de siècle. Retour sur sa création, son évolution et ses nombreuses apparitions.

Le 21 juillet 1866, Victor Hugo débute, à Bruxelles, l’écriture d’un nouvel ouvrage : L’Homme qui rit. Presque trois ans plus tard, le roman philosophique est publié en France. Le personnage principal, Gwynplaine, est un saltimbanque défiguré, mutilé au niveau de la bouche notamment, donnant l’illusion d’un sourire forcé en permanence. En 1928, le réalisateur d’origine allemande Paul Leni dévoile son adaptation cinématographique muette avec Conrad Veidt dans le rôle de Gwynplaine. Bill Finger, le co-créateur de Batman et son principal scénariste à ses débuts, donne en 1940 une photographie de l’acteur (en noir et blanc) à Bob Kane, le dessinateur désormais crédité comme concepteur du Chevalier Noir. L’encreur de l’époque, Jerry Robinson, propose une carte à jouer d’un Joker pour finaliser la création. L’ennemi le plus célèbre et iconique de Batman est né, la paternité étant attribué aux trois artistes. En extrapolant, on peut affirmer que d’une certaine façon, c’est le fruit de l’imagination d’un des écrivains français les plus célèbres et réputés qui a servi de base embryonnaire au désormais incontournable Joker.

Image 01
L’acteur Conrad Veidt et la première apparition du Joker
dans Batman #1 en 1940 (dessiné par Bob Kane & Jerry Robinson)

Bill Finger lui apporte des origines en 1951 (dans Detective Comics #168) en créant le fameux Masque Rouge, plus connu sous son nom originel : Red Hood (qui sera repris en 1989 dans Killing Joke et modernisé en 2014 par Scott Snyder dans Batman #0 puis dans l’arc L’An Zéro). Le mythe dit que l’inspiration du fameux heaume rouge, brillant et lisse est venue à nouveau d’un écrivain français réputé : Alexandre Dumas. C’est la dernière partie du livre Le Vicomte de Bragelonne, publié de 1847 à 1850, qui fermait la trilogie entamée avec Les Trois Mousquetaires, qui aurait fourni au scénariste de comics sa matière brute : il y est en effet question du fameux Homme au masque de fer.

Une absence totale de moralité

image-02Plus de 75 ans après sa création, le Clown du Crime est devenu un personnage à part entière de la culture populaire. Outre sa perpétuelle apparition dans les bandes dessinées Batman et Detective Comics, parmi les titres les plus emblématiques, durant plusieurs décennies, c’est à la fois l’écriture du personnage, sa psychologie atypique, son absence totale de moralité et son essor à travers d’autres supports artistiques qui ont contribué à sa renommée. Il fascine et séduit autant qu’il repousse et effraie. Miroir déformé d’un héros solitaire et sombre, il se veut fantasque et coloré. Certains le considèrent comme fou, d’autres l’estiment habile manipulateur, doué d’une rare intelligence.

Dès sa création pour le premier numéro de la série Batman en 1940 (le justicier est né un an avant dans le numéro #38 de Detective Comics), ses auteurs souhaitaient un ennemi « fort » et qui laisserait une trace pour cette nouvelle publication. Bien malin, l’éditeur, DC Comics, décida de ne pas tuer le Clown dès sa première apparition (chose très fréquente à l’époque pour les ennemis de Batman). Fou furieux, manipulateur, tueur sans remords : la première version du Joker, jusqu’en 1942, est, quelque part, assez proche de l’imaginaire collectif. Il « s’assagit » ensuite jusqu’en 1954, devenant un « simple » bouffon trouvant un attrait aux farces et attrapes, tout en restant cet ennemi flamboyant et unique.

Dès lors, le Comics Code Authority, organisme de censure, contraint indirectement à une disparition du Joker (mieux que d’avoir eu une version trop ringarde et aseptisée), remplacé par des monstres de science-fiction ou fantastiques, afin de coller avec le registre de genre du Batman de l’époque. Cela durera près de quinze ans. L’Arlequin de la Haine continue de défier le Goliath de Gotham à travers les planches et connaît un regain de popularité en 1966, grâce à la série télévisée  de ABC, où l’acteur Cesar Romero lui prête ses traits. Du pur nanar dans lequel le terrible ennemi paraît bien ridicule. Mais cela lui permet d’accroître son aura et de se faire connaître par davantage de personnes.

[Couverture de Detective Comics #69 par Jerry Robinson en 1942. L’’une des rares montrant le Joker tenant des armes à feu.]

La mort de Robin

C’est en 1989 que le Joker acquiert définitivement son statut de Némésis culte. Deux raisons à cela. La première se joue outre-Atlantique, au Pays de l’Oncle Sam, dans les chapitres #426 à #429 (décembre 1988 à janvier 89) de la série Batman : le Joker tue Robin. Il s’agit alors du deuxième Robin, alias Jason Todd, qui succéda à Dick Grayson (un nom un peu plus connu du « grand public » puisqu’il était le Robin originel devenu un super-héros à part entière sous l’alias Nightwing). Dans cette histoire, intitulée Un Deuil dans la Famille (publié pour la première fois en France en 2003 puis réédité en 2013 par Urban Comics, l’éditeur actuel des aventures du Dark Knight), ce sont les lecteurs eux-mêmes qui ont scellé le sort du second side-kick de Batman à travers un vote massif organisé par DC Comics ! Une drôle de façon de faire pour l’époque mais qui restera dans l’histoire de la bande dessinée américaine.

Comics Batman 10 Un Deuil dans la Famille Comics Batman 20 The Dark Knight Returns  Comics Batman 22 Arkham Asylum

Si cette mort, d’une violence inouïe, accentue le statut de méchant du Joker et marque à jamais la mythologie de Batman, l’histoire n’est paradoxalement pas la plus emblématique du Caped Crusader. Jim Starlin, son scénariste, met en scène un Batman au cœur de la politique et du Moyen-Orient. Il faut attendre 2002 pour entrevoir le retour de Jason Todd, dans l’excellent ouvrage Hush, écrit par Jeph Loeb, avant de le voir se concrétiser dans Under the Red Hood, sous la plume de Judd Winick, en 2005 (tous deux disponibles chez nous sous les titres Silence et L’Énigme de Red Hood, toujours chez Urban Comics). La mort de Robin survient après trois années de publications où le Joker a littéralement pris un tournant radical.

En effet, dans les comics, aux États-Unis tout du moins, le Joker est devenu une entité résolument sombre, violente et menaçante. Pire qu’à l’accoutumée. Il y a donc eu, en 1989, Un Deuil dans la Famille mais les prémices de cette version extrêmement dérangeante sont apparus en 1986, dans The Dark Knight Returns de Frank Miller (Sin City, 300…). On y découvrait, dans un futur hypothétique, un Joker incapable de vivre, totalement dépressif, depuis la disparition (volontaire) de Batman. Le Clown retrouve goût à la vie uniquement lorsque le Chevalier Noir refait son apparition. C’est dans ce comic book, que Miller suggère (en premier) la mort de Robin par la main du Joker. L’artiste polémique récidivera quinze ans après dans The Dark Knight Strikes Again, une suite nettement inférieure, où il fera carrément de Dick Grayson… le Joker !

Un Joker au sommet de la folie

batman killing jokeAprès The Dark Knight Returns, qui deviendra culte et constituera un pilier du monde des comics, sort en 1988 Killing Joke, de Brian Bolland et Alan Moore (Watchmen, V pour Vendetta…). Le Joker est alors au sommet de sa folie : il kidnappe Gordon, l’humilie, tire sur sa fille Barbara (Batgirl), et est ainsi responsable de son handicap (elle deviendra Oracle en étant condamnée à rester sur un fauteuil roulant). Cette version extrêmement noire (et désormais reniée par Moore) sous-entend même que le Joker aurait violé la fille du commissaire… Une adaptation animée sort ce mois-ci (MàJ : le 3 août 2016). Dans la foulée, Grant Morrison écrit son formidable Arkham Asylum, publié en 1989, qui vient accroître l’aura maléfique du Joker. Les méandres et errances de Batman dans le célèbre asile, où il a peur de céder à sa propre folie face à un Joker plus survolté que jamais.

Le même auteur laisse entendre dans Batman #663, à travers des bribes de la thèse d’Harleen Quinzel, que le Joker n’a pas de personnalité propre ni d’ego mais plutôt des « super-personnalités ». Cette plongée au cœur de la folie dans Arkham Asylum inspirera le jeu vidéo éponyme qui sera mis en vente pile vingt ans après.Comics Batman 28 Joker Anthologie Dans cet autre média, le Clown du Crime occupe une place prépondérante. S’inspirant des comics précités et récupérant les doubleurs des dessins animés (Mark Hamill en VO, Pierre Hatet pour la VF), la saga Arkham sera un succès critique et public.

Il faut attendre 2005 pour lire une nouvelle version de la première apparition du Joker, soixante-cinq ans après sa naissance. Elle est intitulée L’Homme qui rit (The Man Who Laugh en version originale), nom qui évoque clairement l’œuvre de Victor Hugo et le film de 1928 (qui bénéficia, pour l’anecdote, d’un passable remake français fin 2012, avec Marc-André Grondin dans le rôle-titre). Dans cette histoire, Gordon et Batman alternent les monologues intérieurs (de la même façon que Batman : Année Un, par Miller) et son auteur, Ed Brubaker, distribue la carte de la folie en modernisant à peine son socle d’inspiration : l’énigmatique Joker annonce des morts à la télévision, celles-ci ont lieu aux heures dites, comme dans Batman #1 de 1940. Les deux sont à (re)lire dans l’indispensable Joker Anthologie, toujours chez Urban Comics.

« Il incarne la peur des clowns maléfiques »

« Le Joker touche des publics différents, à des degrés divers et pour des raisons diverses. Pour le public plus jeune, il incarne la peur des clowns maléfiques : leur côté étrange, leur maquillage…, souligne l’éditeur Yan Graf qui a travaillé sur cet ouvrage. Mais le Joker est aussi un symbole d’anarchie, poursuit-il. Les personnages de méchants charismatiques sont légion dans la culture populaire et ces dernières années, les assassins insensibles ou psychopathes ont remporté les faveurs du public. Ils produisent une sorte de fascination/répulsion et depuis longtemps, on sait que le spectateur ou le lecteur aime se placer dans les pas d’un meurtrier. Le Joker est l’un de ces personnages flamboyants qui vivent sans repère moral, il est celui qui rejette toutes les règles ou toutes les valeurs sur lesquelles on bâtit une société civilisée. De plus, il ridiculise les autorités, à commencer par Batman. C’est le fou de la cour du roi mélangé à un artiste de la mort. Sa complexité en fait un personnage aux multiples facettes. »

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C’est donc avec quatre œuvres cultes publiées entre 1986 et 89, The Dark Knight Returns, Killing Joke, Arkham Asylum et Un Deuil dans la Famille, que le lectorat des aventures de l’homme chauve-souris découvre non pas un nouveau visage ou une nouvelle version du Joker mais un stade jamais atteint auparavant en termes de danger. L’ennemi emblématique, qui avait déjà tué auparavant, devient un miroir menaçant. Il s’en prend directement à l’entourage de Batman. On découvre une psyché le voulant proche de l’homme chauve-souris, voire indispensable. Sans Batman, il n’existerait pas. Mais sans le Joker, Batman n’existerait-il sans doute pas non plus ? À cette interrogation, Tim Burton viendra ajouter son grain de sel, ou plutôt son grain de folie.

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La seconde salve qui fait grimper le Joker sur les hautes marches de la culture populaire (après cet enchaînement de comics noirs) est bien entendu l’interprétation magistrale de Jack Nicholson dans le film réalisé par Tim Burton en 1989 et sobrement intitulé Batman. Ce n’est pas la première fois que le Joker apparaît à l’écran : Cesar Romero le jouait, comme évoqué plus haut, dans la célèbre série débutée en 1966 avec Adam West, qui s’acheva deux années après, au bout de trois saisons suivi d’un film nanar devenu culte par la force des choses, principalement par son côté kitch. Le Joker était donc déjà connu d’une partie de la population (en plus des lecteurs réguliers des bandes dessinées, bien sûr, sans oublier les quelques produits dérivés de l’époque) mais il n’avait jamais été montré aussi sombre et menaçant, hors productions papiers.

C’est d’ailleurs avec le long-métrage de Burton que la « Batmania » va réellement commencer, surtout en France. Pour surfer sur le succès, le film bénéficiera évidemment d’une suite (Batman Returns/Le Défi — davantage dramatique et à l’esthétique gothique très soignée, avec un style plus Burtonien que jamais, qui a déplu aux producteurs) et surtout la création d’un nouveau et formidable dessin animé. Le Joker y est particulièrement mis en avant et doublement accessible (aux enfants et aux adultes). Les jeux vidéo et l’arrivée des comics en France favorisent une fois de plus le développement du personnage.

Jack Nicholson campe un Joker mythique

jack_nicholson_the_jokerJack Nicholson, 52 ans à la sortie du film, n’a plus rien à prouver en tant qu’acteur. Il a reçu un Oscar pour son rôle dans Vol au-dessus d’un nid de coucou en 1975 et surtout, il a déjà offert une incarnation de la folie pure dans le célèbre film de Stanley Kubrick sorti en 1980 : Shining. Le quinquagénaire vole la vedette au Chevalier Noir, fadement interprété par Michael Keaton. Grand succès critique et public, avec 400 millions de dollars de recettes, cette nouvelle mouture de Batman au cinéma, résolument plus sombre (en adéquation, donc, avec les comics de l’époque), dévoile au monde entier le génie du Joker. Si le film a vieilli par bien des aspects, la performance de Nicholson, son terrible visage et ses inoubliables costumes, font encore mouche.

Dans l’esprit des gens, le Joker EST Jack Nicholson. Il ne peut en être autrement. Un truand de base considéré comme fou, qui deviendra littéralement et physiquement le Joker après un jet de produit chimique reçu dans le visage, et évidemment sa célèbre chute dans une cuve d’acide, le tout causé par Batman lui-même. L’homme veut semer un certain chaos dans la ville, sans raison aucune. Il est plutôt « comique » avec des sautes d’humeur violentes, forcément. Il possède même une certaine élégance. Offense suprême : il a lui-même tué les parents de Bruce Wayne, lorsqu’il s’appelait Jack Napier et était âgé d’une vingtaine d’années (une « trahison » pour les fans des aventures sur papier puisqu’il a été maintes fois confirmé que Thomas et Martha Wayne succombent sous le feu de Joe Chill). C’est donc le (futur) Joker qui va créer Batman, avant que celui-ci ne contribue à la naissance du Joker. Ce dernier lance dans le film : « Je vous ai fait ! » Ce à quoi le célèbre justicier répond : « Tu m’as fait en premier. » L’existence de l’un va de pair avec l’autre, la boucle est bouclée.

Presque vingt ans plus tard, le regretté Heath Ledger personnifie le Clown du Crime dans une version se voulant très plausible, dans le second opus de la trilogie de Christopher Nolan. The Dark Knight, sorti en 2008, fait suite à Batman Begins dont la fin annonçait la venue à Gotham dudit Joker. Les fans hurlent et déchantent : personne d’autre que Nicholson ne peut jouer le Joker.

Mark Hamill (Luke Skywalker) est fan

image-14-pierre-hatetEntre-temps il y a eu l’excellente série animée de Bruce Timm et Paul Dini. Le Joker était doublé par Mark « Luke Skywalker » Hamill pour la version originale, un rôle qu’il a rempli dans bon nombre d’autres productions d’animations ou encore dans la célèbre saga de jeux vidéo Arkham (tout du moins, dans les trois du studio de Rocksteady : Arkham Asylum, Arkham City et Arkham Knight — en France c’est Pierre Hatet qui s’en est chargé sauf, comme le célèbre Jedi, pour Arkham Origins, où Stéphane Ronchewski, le doubleur de Heath Ledger a officié à sa place — dans chaque jeu le Joker est remarquablement mis en avant). Mark Hamill confiait : « Dans toute ma carrière, il est le personnage le plus stimulant, gratifiant et plaisant que j’ai eu à incarner. » En France, c’est donc la voix de Pierre Hatet qui s’impose en très peu de temps. Cet acteur de théâtre, connu pour être la voix française du Doc Brown de la trilogie Retour vers le Futur, juge « formidable ce qu’a fait Mark Hamill. Mais je ne m’en suis jamais inspiré et je l’ai peu écouté… »

Déclaration plus surprenante encore : « Je ne savais pas vraiment qui été le Joker quand j’ai commencé à le doubler. En revanche, je connaissais  »L’Homme qui rit » de Victor Hugo grâce au théâtre. C’est d’ailleurs grâce à mes performances de comédien sur scène que j’ai été choisi pour devenir la voix du Joker. » Une voix désormais indissociable du personnage dans l’imaginaire des petits et des grands. « Des enfants me reconnaissent et me demandent de faire un rire ou le célèbre ‘‘Mon Batounet’’ encore aujourd’hui,  confie Pierre Hatet dans sa résidence parisienne avec sourire. J’ai découvert le Joker sur papier il y a deux ans grâce à un ouvrage,  »Joker Anthologie ». Personne ne m’a guidé pour trouver LA voix et je n’ai pas non plus cherché à connaître le personnage dans les bandes dessinées. Quand j’aborde un doublage, je suis comme un acteur qui rentre dans un rôle. J’ai essayé de trouver une vérité dans le Joker, je l’ai ensuite imposée et tout s’est fait naturellement. »

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Le comédien n’a malheureusement pas été convié à doubler le Joker dans Suicide Squad (MàJ : c’est Paolo Domingo qui l’a fait) ni dans le dessin animé Killing Joke (MàJ : Marc Saez s’est attribué le rôle), tous deux sortant cet été. « Une pétition a circulé sur Internet (MàJ : à découvrir sur ce lien, et lire cet article —même s’il est approximatif par bien des aspects— pour mieux comprendre). On ne m’a pas appelé, j’attends que le téléphone sonne… J’ai bien conscience, en toute modestie bien sûr, d’avoir marqué plusieurs générations, alors je le redoublerai avec plaisir. Je suis très attaché au personnage. » Sur la folie du Joker, Pierre Hatet a son hypothèse : « À mon avis, il est intelligent et calculateur, c’est le Prince du Crime face au Prince de la Vertu. C’est un méchant jaloux. Par opposition à Batman, le Prince de la Justice, dont le Joker admire la pureté et l’honnêteté, le Clown deviendra le Prince du Mal. »

[Pierre Hatet, fière voix de la version française du Joker à son domicile © Thomas Suinot ]

Batman et le Joker, unis à jamais

Durant plusieurs décennies, du côté des comics, maints auteurs se sont interrogés  sur l’identité réelle du Joker. Pas son identité civile mais son vrai but, sa véritable interaction avec Batman. Pour certains artistes, il est tout simplement le double version maléfique de l’homme chauve-souris. L’un ne peut vivre sans l’autre. L’un est responsable du destin de l’autre. Ils sont le miroir d’une même personnalité, chacune correspondant à un extrême. Une vision particulièrement soulignée dans Killing Joke et dans le moins connu Batman : Secrets, de Sam Kieth.

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Plus récemment, c’est Scott Snyder qui évoquera cette confrontation quasi fraternelle, à travers les tomes 3 à 5 puis 7 de la série Batman (chez Urban Comics à nouveau). Soit dans Le Deuil de la Famille, L’An Zéro puis Mascarade. Entre 2011 et 2015, le scénariste a livré une version moderne du Joker tout en gardant l’esprit d’origine. En mai et juin 2016, à la fin de la série Justice League, juste avant que l’éditeur DC Comics n’opère un nouveau relaunch, nommé Rebirth (une opération visant à repartir de zéro dans ses séries), on a appris qu’il n’y avait pas un mais trois Jokers différents depuis que Batman est devenu le justicier de Gotham City…

Le Dark Knight profite donc de sa nouvelle série (tout juste publiée aux États-Unis et qui arrivera très certainement début 2017 en France) pour enquêter sur cette révélation, plutôt cohérente et très excitante. L’éditeur Yan Graf la trouve amusante car « elle valide le découpage choisi dans Joker Anthologie, qui mettait en valeur l’évolution du personnage à travers différentes phases, de maitre chanteur assassin à tueur en série en passant par braqueur de banque déluré ! ».

Heath Ledger fait taire les « haters »

the-dark-knight-the-joker-heath-ledger-batmanRetour en 2008 : la performance d’Heath Ledger vient à bout des haters. Christopher Nolan avait d’ailleurs prévenu avant la sortie du film : son Joker serait finalement très sérieux. On revient à l’inévitable question qui hante les fans : le Joker est-il un fou doué d’une intelligence sans faille, ou bien d’un génie intelligent avec « quelques » accès de folie, une folie passagère ? Feint-il d’être fou ? A-t-il une logique ? Le mystère demeure dans chaque œuvre qui le met en avant. Son identité ? Comme dans la plupart des livres, il la modifie selon son bon vouloir.

On note toutefois qu’ici, le Joker se maquille lui-même et que son sourire provient de cicatrices (causées par son père ou lui-même, nul ne sait), tandis que chez Tim Burton et dans la majorité des comics, la peau du Joker est définitivement blanche et ses cheveux verts (après la plongée dans l’acide). Ledger sera oscarisé à titre posthume, éclipsant totalement le travail de ses collègues. Dans The Dark Knight, le Joker se rapproche d’un anarchiste terroriste, trouvant en Batman un défi à sa hauteur. Il va lui prouver que le monde peut basculer dans la folie, dans le chaos, du jour au lendemain, qu’on abrite en chacun de nous un fou et que l’unique intérêt de la vie et de le laisser s’échapper… Ce « style » et le look de cette version du Joker sont repris par  Lee Bermejo (scénariste et dessinateur) dans sa bande dessinée au titre simpliste : Joker.

Coup de tonnerre en avril 2015 : la première photo du Joker version Jared Leto pour Suicide Squad est mise en ligne. L’annonce de la présence du talentueux acteur dans le célèbre rôle avait moins décontenancée qu’à l’époque de Ledger, chacun ayant retenu la leçon. En revanche, la photo dévoilant un Joker couvert de tatouages et avec des dents argentées fait immédiatement rager les éternels haters. Les premières vidéos atténueront un peu ces critiques. Faut-il rappeler que dans certains comics le Joker est tatoué (comme dans All Star Batman : le jeune prodige, de Jim Lee et Frank Miller) ? Il ne paraît pas non plus illogique qu’il se soit fait refaire une mâchoire que Batman lui a cassée de nombreuses fois ?

Jared Leto proposera quelque chose de différent

Cette troisième version cinématographique (quatrième en comptant le nanar de 1966) développe le même schéma que dans les comics : le Joker est à l’unisson de la folie. Et il existe plusieurs formes de folie, la différence d’approche entre Nicholson et Ledger en étant la plus belle preuve. Nul doute que Leto, sous l’égide de David Ayer (Fury) pour son escadron de la mort, apportera quelque chose de novateur, qui se retrouvera cristallisé dans l’esprit commun. On murmure déjà qu’il apparaîtra dans les autres productions cinématographiques de DC Comics : le film The Batman porté par Affleck et peut-être même dans Justice League, prévu pour fin 2017.

Le mythe se réinvente sans cesse, comme dans toutes les bonnes variations d’un même thème occulté pendant des décennies. « À ce stade, il est comme Jésus, estime Jared Leto. Une icône. Un mythe. Il s’agit de se montrer à la hauteur. » L’acteur a envoyé en cadeau un rat à Margot Robbie durant le tournage. Elle y joue sa muse : Harley Quinn. Autre offrande, pour Will Smith (Deadshot) : des préservatifs usagés… Une rumeur démentie par le principal intéressé un an après la sortie du film ; on évoque plutôt un magazine pornographique à la place. Moins trash mais irrévérencieux quand même. Jared Leto a sa façon bien à lui de déstabiliser ses partenaires hors écran ! « Au départ je suis retourné à la source et j’ai lu autant de comics que je le pouvais. Mais je devais dépasser cela. Car, à chaque nouvelle incarnation, le personnage s’est redéfini. À chaque fois, l’essence du Joker est là mais elle change. Après avoir compris cela, il fallait passer à la transformation physique, expliquait plus sérieusement, le chanteur de Thirty Seconds to Mars. C’était un honneur de me voir proposer un tel rôle. Le Joker est dans la culture populaire depuis plus de 75 ans. Je suis le dernier en date à l’interpréter, avec de glorieux prédécesseurs. Il fallait que je prenne des libertés, que j’expérimente des choses. Le réalisateur m’a autorisé à lâcher prise, ça n’a pas de prix ! »

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« Sans Batman, le crime n’est plus amusant ! », clame le Joker dans un épisode de la série d’animation, sous la plume de Paul Dini. Une citation qui ouvre l’excellent beau livre « Tout l’art du Joker » (encore et toujours chez Urban Comics). Un crime peut-il être amusant sans Batman ? Selon la série télé Gotham (Fox), oui. Une version brouillonne du Joker est apparue dans la deuxième saison, donc à l’époque où Batman n’existait pas (le feuilleton met en avant les débuts de Gordon à Gotham City). Un certain Jérôme a tout pour être le futur Joker (outre le look et d’autres éléments, il annonce ses morts à la télévision, comme dans le tout premier comic book) mais, sans en dévoiler trop, il ne participera finalement qu’à l’ébauche de celui-ci. « La création du Joker est une histoire beaucoup plus large et épique que ne le réalisent les gens. À mesure que la série avancera, ils verront comment une mythologie est née, comment une sorte de comportement culturel a été créé, menant au Joker lui-même. Jérôme est la graine de ce dernier », soutenait Bruno Heller, le showrunner de la série.

Le Joker se réinvente à sa façon, sensiblement différent à chaque nouvelle apparition artistique, sous une forme ou une autre. Son identité reste un mystère. Son but ultime est-t-il de répandre la folie ou de défier encore et toujours Batman ? C’est fou, après plus de trois quarts de siècle, on ne sait toujours pas vraiment qui il est mais il continue — et continuera — de fasciner un bon bout de temps. Pierre Hatet n’hésite pas à citer Victor Hugo : « L’Homme qui rit est un homme mutilé, on lui a mis au cœur un cloaque de colère et de douleur, et sur la face un masque de contentement. » On s’en contentera encore des années avec plaisir.

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cine-saga-14Cet article est initialement paru dans Ciné Saga #14, en août 2016 (pages 32 à 39).
Couverture ci-contre ainsi qu’un aperçu ci-dessous de la mise en page de l’ensemble de l’article, qui a été légèrement modifiée pour la version imprimée .

Quelques mises à jour ( « MàJ ») ont été ajoutées pour la reprise sur le site en novembre 2016.
Deux brefs ajouts ont également été rédigés en plus (la mention de la BD Joker et la dernière phrase de conclusion — que j’aimais beaucoup et qui avait été enlevé dans le magazine).
Les images et photos d’illustration ne sont pas forcément les mêmes pour avoir, ici, une plus belle unité visuelle.

Un petit encadré « À savoir » indiquait ceci : Thomas Suinot est le fondateur et unique rédacteur du site www.comicsbatman.fr. La plupart des livres mentionnés dans cet article sont chroniqués sur ce site.

Un « Top 10 des plus grands méchants des comics » était avant cet article (pages 16 à 21). Le Joker y avait la première place avec ce petit texte, de Raphaël Nouet : Que serait Batman sans le terrible Joker ? La principale arme du plus grand des méchants est son cerveau, contaminé par une folie par moments contagieuse. Lui ne rêve pas de gouverner la Terre ou d’anéantir l’univers, simplement – et c’est déjà beaucoup ! – de faire souffrir son prochain. Le Mal dans toute son horreur, dont la carrière est décortiquée dans les pages 32 à 39 […] suivi d’une nouvelle mention de mon nom et du site.

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(1) — J’ai également rédigé, pour ce même numéro, un article sur Star Wars : Rogue One ainsi qu’une interrogation sur le renouvellement, possible ou non, de la Science-Fiction au cinéma.

Depuis juillet 2016, j’écris régulièrement pour le magazine Ciné Saga et sa déclinaison orientée série (Séries Saga). Niveau comics, j’ai évoqué Walking Dead dans un numéro thématique à la célèbre série télé avec des zombies. Le reste est à découvrir sur mon site personnel, avec les titres de mes contributions pour chaque magazine avec parfois la lecture des articles.

Je suis extrêmement fier de cette étude de cas. C’est une très belle « récompense » que m’a offert le travail effectué sur ce site depuis bientôt cinq ans. Grâce à mes articles, j’ai pu en écrire un sur ma passion, publié dans un magazine édité à 30.000 exemplaires et disponible partout en France ! Même si j’ai déjà eu de nombreuses publications « papier » par le passé, je ne peux que me réjouir de celle-ci, qui a évidemment une forte importance.

Un très très grand merci à Pierre Hatet et Geneviève, ainsi qu’à Clémentine et Yan Graf d’Urban Comics. Disponibles, chaleureux et réactifs, nul doute que cet article n’aurait pas eu la même « qualité » sans eux. Merci à Raphaël sans qui rien n’aurait été possible, et à Franck pour sa relecture et ses corrections.

Une version plus allégée de cette étude a été publiée sur Le Huffington Post le 18 décembre 2016.

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